La Galère d'Obélix est le 30e album, sorti en 1996, des aventures de nos irréductibles Gaulois. Dans cette histoire, Obélix est le point d'attention de tous les regards, le pauvre rate une bataille mémorable réunissant les quatre camps romains, puis se transforme successivement et statue de pierre et en enfant impubère (les mauvaises langues diront que « ça ne devrait pas changer grand-chose chez lui », page 22), et enfin il est fait prisonnier par les Romains et emmené en otage. Petit lot de consolation : il a droit à un régime de faveur de la part de Bonemine, Falbala et Mme Agecanonix, rien que ça !
Cet album correspond à la 6e aventure d'Astérix parue sous
Uderzo Solo, i.e. un
Uderzo seul aux manettes, et aurait pu être sous-titré « La galère d'
Uderzo », tant les efforts pour parvenir à produire une histoire complète sont visibles : mixage de plusieurs idées sans réelle synergie entre elles (fuite des esclaves romains, découverte de l'Atlantide, effets secondaires de la potion magique sur Obélix, compétition autour de la récupération du navire de Jules César), réutilisation d'anciens personnages appelés en renfort (Falbala, Cléopâtre, Jolitorax), jeux de mots déjà vus et tentatives d'humour tombant le plus souvent à plat. La situation, racontée comme cela, a l'air catastrophique, mais on peut toutefois mettre au crédit de cet album les dessins sans faille et toujours aussi splendides d'
Uderzo, la réussite de ses caricatures (ici,
Kirk Douglas et
Jean-Paul Rouland) et quelques trouvailles qui font mouche (pour ma part, j'ai bien ri quand Mme Agecanonix tombe à la renverse – action non visible à l'image et seulement perçue par une onomatopée – en apprenant que le gamin qu'elle a habillé est Obélix, ce qui déclenche le courroux de son mari, page 23).
Parmi les jeux de mots, un incontournable déjà vu et revu : « Ça va ! ça va ! Les commentaires, ça je me les réserve ! » (Réplique de Jules César, page 6, dont il existe des équivalents dans le Bouclier arverne, et dans Aux Jeux Olympiques). Ou encore : « …un billet gratuit pour voir de près les lions du cirque ! » (page 5) et même « Je suis peut-être responsable, mais je ne suis pas coupable ! » (page 32, jeu de mots à la mode depuis l'affaire du sang contaminé qui éclate en 1991).
On croise parmi les esclaves formant l'équipage de Spartakis (pages 7 et 8), un certain nombre de personnages qui démontrent – s'il fallait encore le prouver – les « limites » de l'humour d'
Uderzo (sans Goscinny). le moins que l'on puisse dire, c'est que l'originalité et la subtilité ne sont plus vraiment au rendez-vous. L'esclave breton est le neveu de Jolitorax sans que ce lien de parenté n'apporte quoi que ce soit à l'intrigue. L'esclave goth chante une chanson déjà parodiée dans Astérix et les Normands, ce qui ressemble à un recyclage de gag : « Che feux refoir ma Chermaniiiieee ♫♪ », où la Germanie a remplacé la Normandie, et, s'il vous plait, sans utiliser la police de caractères « Gothique » si spécifique aux Goths, mais plutôt en se moquant de l'accent, ce qui est de nos jours beaucoup moins politiquement correct. Enfin, le pire de tous, l'esclave mauritanien, caricatural, uniquement vêtu d'un pagne en peau de léopard et d'une série d'anneaux aux chevilles, aux poignées et au cou, représente à lui tout seul un hommage vibrant aux imitations controversées (racistes, diront certains) de
Michel Leeb. Ce personnage ponctue toutes ses phrases par un « là dis-donc » et autres « présentement » ou même un « Ah ! mais oui ! » (pages 7, 8, 18, 27, 30 et 39). En lisant ces phrases, on ne peut qu'entendre la voix et l'intonation de
Michel Leeb. Par ailleurs, l'apparition d'un Baba bavard et très présent dans cet album, qui à son habitude ne prononce pas les r, achève le tableau.
A ma connaissance de lecteur assidu creusant bien ses sujets, on trouve dans cet album quelques répliques qui sont restées totalement hermétiques depuis sa parution. Ainsi César prononce cette phrase énigmatique (page 48) : « Il est vrai que les lions n'ont jamais eu d'appétit pour le granit, mais par les temps qui courent, quelque chose me dit qu'il se pourrait qu'un jour… ». Remarque obscure dans le plus pur style d'
Uderzo, écrivez-moi si vous avez de votre côté une piste d'explication...
Mais la situation la plus gênante dans cet album reste la représentation de l'Atlantide, avec son lot d'incongruités que nul ne saurait expliquer (sauf peut-être
Uderzo lui-même, mais il a hélas emporté ses derniers secrets dans la tombe). L'endroit est dirigé par un Grec, Hyapados, qui a les traits de
Jean-Paul Rouland (pourquoi ?). le temple de l'Atlantide s'inspire, de l'aveu d'
Albert Uderzo lui-même, de celui de Cnossos, en Crète, mais il se situe au niveau des Îles Canaries (i.e. au-delà de Gibraltar et des Colonnes d'Hercule). Enfin, les lecteurs sont conduits à avaler des tas de couleuvres psychédéliques que n'auraient pas reniées un hippie échoué à Woodstock : centaures, vaches volantes, oies et dauphins chevauchés par des enfants, corbeilles de fruits géants (pages 36 à 38). Avouez qu'en matière de sabotage de l'état d'esprit initial de la série, on s'avance progressivement vers le déshonorant album 33 et ses calamiteux extraterrestres.
Une seule explication :
Uderzo est encore et toujours sous l'influence de Disney (rappelez-vous, les petits animaux de la forêt qui viennent cabotiner dans les vignettes de quelques-uns des précédents récits) mais plonge cette fois le lecteur, de façon beaucoup plus brutale, dans l'univers disneyen de Fantasia et de sa faune mythologique. Au risque de ne pas être suivi par les amateurs de bédés franco-belges pur jus,
Uderzo imite le pire film de Disney.
On l'aura compris, cet album pêche par de nombreux défauts, plus ou moins gênants (la représentation des Noirs, la plongée dans le fantastique échevelé de l'Atlantide, contraire à l'esprit initial de la série). Il est néanmoins intéressant de l'étudier et de le resituer dans le contexte général des publications. On est presque au bout du chemin de croix avant qu'
Uderzo ne passe la main. Il reste encore à venir les deux pires albums de sa production avant qu'il ne jette l'éponge (les n°31 et n°33), et les deux albums fourre-tout (les n°32 et n°34) bricolés et assemblés à partir des fonds de tiroir soigneusement raclés (peut-être d'ailleurs pour des raisons purement mercantiles, la source étant définitivement tarie). La note, c'est bien évident, s'en ressent…