Ou comment raconter l'indicible.
Pierre Cange, résistant déporté, est un homme brisé à son retour.
Réfugié dans le silence.
De son mutisme, il ne laissera seulement échapper : "J'ai perdu ma qualité d'homme".
Ce très court récit bouleversant, éprouvant, date de 1946, ce qui, compte tenu de certains faits relatés connus d'un nombre infime de personne, ne laisse que peu de doute sur l'existence réelle de Pierre Cange.
Un récit qui raconte à la fois beaucoup et peu sur la déportation mais qui dit l'essentiel sur ces hommes à jamais marqués par ce qu'ils ont vu ou ce qu'ils ont été obligés d'accomplir.
L'ouvrage se poursuit avec une seconde partie totalement romancée qui donne à voir la France juste après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Une France avec les séquelles des affrontements entre les hommes de la collaboration et ceux de la résistance. Cette France de l'épuration.
Là aussi, l'on rencontre des hommes qui doivent faire face à leurs actes passés, des hommes qui, sans avoir connu les horreurs de la déportation, sortent, eux aussi, anéantis de cette période et qui n'ont pas d'autres choix que de vivre avec.
Le premier ouvrage est un récit-confession, noir, désespéré. le second, grâce au coté romancé, permet de mettre des mots sur le "mal-être" de ces hommes.
Un ouvrage essentiel, indispensable, inoubliable par la puissance de ses mots, pour qui s'intéresse à cette période de notre histoire.
A noter, entre les deux récits, Vercors nous raconte la visite à son domicile, d'un homme qui le supplie de lui donner l'adresse de Pierre Cange car, comme il le prétend, lui aussi a commis l'indicible et seul le fait de le rencontrer, de lui parler, pourrait, peut être, lui redonner sa qualité d'homme...
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Pierre Gange, le retour… Non ce nous ne sommes pas à Hollywood ; et le retour en question ressemble bien à un retour de l'enfer…
Nous sommes à la fin de la seconde guerre mondiale et les camps de concentration/extermination sont un à un libérés, et ici, celui d' Hochswörth… Pierre Gange en est l'un des rescapés, important membre d'un réseau de résistant, il avait été raflé. le narrateur, son contact de l'époque, est là, à son retour pour le recueillir et le ramener à la vie, lui qui prétend « avoir perdu sa qualité d'homme » dans ce dramatique épisode de sa vie.
Un monument d'incompréhension entre des êtres qui s'aiment et/ou se respectent… Pierre se mure dans le silence, que pas même Nicole, sa fiancée, ne réussit à rompre. le corps semble en voie de guérison ; mais qu'en est-il de l'esprit ? Comment se résoudre à tenter d'exprimer l'indicible ?
Une « confession » poignante, alors que l'orage gronde sur un îlot de l'archipel de Bréhat, une « confession » qui se terminera par une litanie de « Je ne sais pas »…
Déjà, Vercors nous l'annonçait en préambule de ce cours récit : « Est-ce un récit fermé sur lui-même ? Ou la partie d'un plus long récit ? […] Nul plus que moi ne sera heureux si je puis un jour reprendre la plume, et dussé-je secouer tout l'oubli du monde, relater les étapes de la guérison. » La parution des « Larmes de la nuit » date de 1946. Cinq ans plus tard, en 1951, paraîtra « La puissance du jour », relatant le retour à la vie de Pierre Gange.
Encore une fois (et comme d'habitude chez Vercors, devrais-je dire…), un court récit poignant, rédigé dans une langue magnifique. A lire, non seulement pour le témoignage, et pour la question posée : si le corps lui guérit, qu'en est-il de l'esprit, de l'âme ? Mais aussi pour cette qualité de plume de l'auteur, ici, sur fond d'îlot breton sous l'orage : du grand art.
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Ouvrage remarquable, écrit en 1945, alors que le spectacle du retour des rescapés des camps laissait hagards ceux qui les voyaient et sans voix ceux qui en revenaient. le partage de l'épreuve vécue là-bas s'est révélée impossible dès le départ. Robert Antelme, Primo Levi, Jorge Semprun, ... ont trouvé d'abord tout simplement de l'incompréhension.
Vercors en fait un récit difficile, court (70 pages) décrivant une première mise en récit de ce retour humainement extrêmement préoccupant de ceux qui ont vécu l'inhumain. Ce récit montre remarquablement les limites de notre capacité à dépasser l'expérience du mal absolu dont nous, frères humains, pouvons être les auteurs, les spectateurs, les victimes ou les complices. Dans tous les cas, il y a quelque chose d'atroce.
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Vecors, avec Zweig, est certainement l'un des auteurs qui me fasse ressentir les choses avec autant de force. On en ressort le coeur brisé, la boule au ventre de tant de violence dans la nature humaine. On a beau connaître les atrocités de la seconde guerre mondiale, la folie universelle qui a bouleversé cette période, on ressent toujours les émotions de plein fouet lorsqu'il s'agit d'y plonger son imagination. Ce récit d'une force incroyable se hisse haut la main dans la liste de mes meilleures lectures mensuelles.
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Il se leva de son fauteuil, son grand corps décharné et raide se déplia étrangement, il ressemblait dans son pyjama rayé au personnage fantastique d'un de ces sombres films allemands de la vieille époque, -- ce vivant qu'un docteur fabuleux a fait avec des morceaux de morts.
Ce général qui nous disait, après sa visite du camp :"Poor beggars, what they've gone through..."en hochant la tête et mâchant son chewing-gum.Et il semblait vraiment plein d'horreur et de sympathie.Mais pas plus.Horreur et sympathie, pas plus.Nous voyions bien qu'il ne comprenait rien.Et nous étions frustrés, vidés, abandonnés, désespérés, et il y a peut-être des copains qui sont morts, après,qui se sont laissés mourir, seulement à cause de ça...parce que...cette incompréhension...elle nous privait de notre seule raison de vivre encore, de notre seule justification d'avoir jour après jour survécu à tant d'abomination...d'y avoir survécu et donc, comprenez-vous, de l'avoir acceptée de quelque manière...Des témoins égorgés, témoins de la plus monstrueuse tentative perpétrée contre l'espèce humaine, si nous n'étions même plus cela, qu'est-ce que nous étions?
"En tout cas le monde des hommes ne sait pas, encore maintenant, le danger qu'il a couru ! Il ne l'imagine même pas et par conséquent la menace subsiste- elle subsiste et ce n'est pas une menace simplement politique, ou sociale, religieuse ou ce que vous voudrez, il ne s'agit pas de liberté, de justice, de foi, de droit des gens, de démocratie ou de quoi que ce soit de semblable, il s'agit de l'espèce !
De -l'es-pè-ce ! répéta-t-il en martelant les syllabes comme pour les faire entrer de force dans ma tête.Il s'agit de l'homme en tant qu'espèce ! répéta-t-il encore.En tant que...en tant qu'il est...en tant que d'être un homme est une chose une et indivisible !"
"Le monde est plein de ces hommes qui n'acceptent pas l'unité de l'espèce, qui veulent que d'autres hommes soient autre chose qu'eux.Ils essaieront ! répéta-t-il.Ils tenteront encore sous leur mépris et leurs coups, ou la force de leur argent, ou celle de la misère, du chômage, ou bien celle de la peur, de cette immense peur des hommes qu'il est si facile de manier-et si tentant- ils essaieront encore de les faire devenir bêtes ou plantes...Est-ce que vous comprenez ?" demanda-t-il avec une inquiétude pathétique.
"Un mort est un mort.De plus, vivants ou morts, des hommes comme nous sont encore quelque chose,-quelque chose que la mort n'interrompt point.Ils le savaient bien", dit-il rêveusement puis plus fort, avec une dureté sèche et âpre : "Ils le savaient bien, ils le savaient très bien.Ce qu'ils voulaient, c'était faire de nous des loques : une loque n'est plus rien"...
VERCORS / LE SILENCE DE LA MER / LA P'TITE LIBRAIRIE