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EAN : 9782382841174
Editions des Equateurs (18/08/2021)
3.64/5   7 notes
Résumé :
Le 4 août 2020 à 18 heures et 7 minutes, la narratrice se voit propulsée sous le bureau de sa thérapeute. Elle est à quatre pattes, entre son mari et leur psy. Une bombe vient de ravager Beyrouth. Une apocalypse. Et le scénario en train de se produire dans ce cabinet : celui d'un couple en déliquescence. La narratrice est une affranchie. Elle veut vivre tout de suite et tout à la fois. Être mère, épouse et écrivaine, « beauvoirienne » et pondeuse multi―récidiv... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Quand tout s'effondre

Hyam Yared était à Beyrouth le 4 août 2020, lorsqu'une explosion a ravagé la ville. Les mots ont alors servi à atténuer le choc, à tenter de comprendre et à esquisser un avenir possible.

Le 4 août 2020 à 18h 07. Une date qui restera à jamais gravée dans la mémoire de centaines de milliers de Libanais. Car ils auront vécu l'apocalypse et survécu à l'explosion du port de Beyrouth. Leur «ground zero». Un an plus tard, et alors que la situation du pays est toujours aussi chaotique et que l'enquête semble être au point mort, Hyam Yared apporte un témoignage émouvant autant qu'une analyse implacable. Au moment de la déflagration, elle était en consultation chez un psy avec son mari Wassim pour tenter de sauver son couple qui traversait lui aussi une crise. Elle s'est retrouvée propulsée par le souffle, puis s'est réfugiée sous le bureau, craignant une nouvelle explosion de ce pensait alors être un attentat. Mais c'était bien pire.
Les voilà unis dans la tragédie, brisés mais soudés. «Les couples ne se font plus la guerre dans les pays en guerre. La survie l'emporte sur les litiges et l'empathie renaît de l'inexorable: un avenir commun à bâtir malgré tout.»
Passés les moments de sidération, il se rendent compte de l'ampleur du drame dans un pays déjà exsangue. En ce «jour 1», il faut d'abord parer au plus pressé, prendre des nouvelles de la nounou qui gardait leurs enfants, essayer d'avoir des nouvelles de la famille et des proches. le retour du réseau téléphonique étant de ce point de vue une bénédiction. Il est maintenant temps de s'organiser en mode survie.
Car il ne peut être question de vivre normalement dans ce pays miné par des années de guerre, puis par des politiques claniques, une administration déliquescente et un système bancaire défaillant où seule la fresh money permet encore d'effectuer des transactions.
Du coup, ils sont nombreux à ne plus trouver l'énergie de rester. «Même la main-d'oeuvre étrangère retourne dans son pays d'origine, où la misère a soudain des relents de paradis. À chaque coup de fil, j'ai le coeur qui saigne. On part. Ce pays est fini.»
Le drame du port aura été pour de nombreux libanais le coup de trop. Ceux qui choisissent tout de même de rester conservent un semblant de fierté nationale, se disent qu'il doivent reconstruire une fois encore un pays déjà écartelé entre des communautés et des convoitises diverses. Des conflits d'intérêts qui traversent aussi la famille de Yassim.
Après avoir choisi de rester, il faut essayer de comprendre, de savoir ce qui s'est passé et pourquoi. «La vérité, évidemment, devra s'extirper d'un patchwork de mensonges où chaque version couvre celle des autres».
La quête de Hyam Yared n'omet rien des doutes qui l'accompagne. C'est ce qui donne sa force au livre et permet au lecteur d'en comprendre les enjeux. En mêlant les difficultés intimes d'un couple à la souffrance d'un pays, on comprend combien les grandes questions géopolitiques sont extrêmement liées à ces conflits intérieurs. L'espoir naissant en quelque sorte de l'écriture, parce qu'en posant les mots sur la peur, la colère, les problèmes, on peut déjà avancer. Les quatre jours qui ont suivi le 4 août et qui forment la trame de ce livre ne livreront aucun remède, ni au couple, ni au pays. Mais ils nous auront permis de comprendre ce qui se joue là. Et c'est déjà une première victoire. Un début de chemin vers l'espoir, si ténu soit-il.


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Ce que j'ai ressenti:

« Écrire, c'est manifester. »

Manifester de l'intérêt, son amour, sa peine, son engagement, son art. Parce que quand le chaos s'invite dans le quotidien, il ne reste pas grand-chose à faire d'autre, que d'écrire, s'épancher pour comprendre, creuser au plus profond pour réparer, peut-être, plonger corps et âme dans la Yama…C'est inattendu et dévastateur. Une tragédie. Pour un pays, une famille, un couple, une femme. Cette femme est écrivaine, hypersensible, mère, épouse, citoyenne, consciente, et c'est en prenant la plume, tour à tour, dans chacun de ses rôles qu'elle nous raconte cette catastrophe…Elle se raconte, elle doute, elle s'étonne, elle rature, elle se questionne, elle désire, elle pulse au rythme des minutes suivant l'explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, avec une émotion palpable…

« J'avais Beyrouth entre les jambes. »

Au fil des minutes, des heures, on suit l'autrice dans son intime, dans son implication, dans ses errances, dans ses douleurs, dans ses hésitations, dans sa force d'écriture qui choisit le courage d'aimer, l'altérité, la maternité, ses racines pour tenter de mettre des mots sur cette crise familiale et politique. La rupture est si proche, et pourtant…À l'heure des confinements, du Covid, des conflits géopolitiques, de la distanciation sociale, n'est-il pas plus judicieux de privilégier les liens qui unissent, les liens qui forgent, les liens qui rapprochent? Encore faut-il avoir l'envie de se poser, déposer les souffrances, laisser reposer les cendres et les rancoeurs…

« Il suffit à la douleur d'être. »

Je ne suis pas certaine que nous aurons les réponses à toutes les énigmes de cette tragédie, que nous aurons les astuces pour garder la magie d'un couple, que nous comprendrons tous les tenants et aboutissants de la vie, mais ce témoignage de Hyam Yared est touchant. Bouleversant. J'ai été très sensible à sa manière de nous faire ressentir ses tourments, de transmettre ces implosions, de chercher du réconfort dans l'art de la littérature, d'empêcher le ciel de se faner…J'ose croire en l'amour, à la résilience de Beyrouth, en la force de ceux qui la peuplent…Je suis prête à les voir s'aimer…

« 21h10. Ce qui compte, c'est l'amour. »
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Spectateurs impuissants, nous avons tous vu défiler sur nos écrans les images sidérantes de cette explosion du 4 août 2020 où, à Beyrouth, 350 tonnes de nitrate d'ammonium ont enflammé le port et anéanti des quartiers animés de la ville.
Hyam Yared nous prête ses yeux, ses mots, son âme, ses tripes et ses poings – oui surtout ses poings - pour mesurer l'ampleur des dégâts et ressentir la détresse et le désespoir des Libanais qui, eux aussi, ont dorénavant leur ground zéro.
Tout allait déjà au plus mal au Liban avant l'explosion, crise économique et sociale, divisions confessionnelles, corruptions de tous bords... Tout allait au plus mal aussi dans le couple de la narratrice et de son conjoint Wassin. Cette dernière secousse entraîne une implosion générale, un effondrement national, social, conjugal et individuel. le Liban, les Libanais vont-ils pouvoir se relever, reconstruire comme ils l'ont déjà fait tant de fois ou faut-il arrêter d'être résilient parce que trop, c'est trop..? Elle veut partir, lui veut rester. le couple comme beaucoup de libanais des classes aisées, était déjà déchiré entre ces deux options et maintenant le dilemme devient de plus en plus clivant, déchirant.
Ce déchirement était déjà présent chez les parents de la narratrice : « Profiter de la douceur de vivre dans un État de non-droit valait ou être libre dans une démocratie capitaliste où le travail et le rendement sont minutieusement régulés par une législation basée sur des restes des droits de l'homme. » Partir là où « le travail bâtisseur d'une société de droit a perdu là-bas son essence au profit d'une forme de misère : un individualisme qui vous ferait enjamber un SDF mort de froid pour ne pas arriver en retard à un rendez-vous. »
Penser à soi et son confort ou penser au collectif « si les privilégiés s'en vont quel pays laissons-nous à ceux qui n'ont pas le luxe de pouvoir le quitter? »
La narratrice interroge aussi le rôle de l'écrivain dans ce chaos. Est-il possible de dire ? L'écriture peut-elle créer du sens dans un monde sans réponses?

Quel style percutant, cinglant chez cette Hyam Yared: « Dans la basse-cour libanaise, les charognards – locaux et étrangers – se penchent au-dessus des restes d'un pays devenu le terrain de jeu d'une corruption multiconfessionnelle propagées dans tous les édifices de l'état. »
Ou encore « Quelle liberté? Cette déesse mi- chienne, mi-vampire qui aboie qu'il faut que nous mourrions pour elle et nous digère en faisant de grands slurps. »
Et à travers tout ça l'humour…
Hyam Yared, une voix, un cri qu'on se doit t'entendre.
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Implosions... ce sont les états d'âmes de l'autrice sur son pays. La corruption. Les guerres successives. L'état de délabrement politique d'une nation qui fut fière et qui n'a même plus de larmes pour pleurer. L'implosion, c'est finalement la disparation de cette nation. de ce peuple.

Le monologue, le roman, le récit prend place juste après cette explosion du 4 août 2020, alors que Beyrouth et le Liban vivent sous le joug d'une pandémie, comme si ce n'était pas suffisant, voilà l'explosion qui sidère le monde.

Entre réflexions, manifestations, larmes amères versées sur les morts, entre révolte et soumission, fatalisme et quotidien délabré, l'autrice aimerait faire poindre la résilience. Mais est-il encore question de résilience?

Le propos est lourd et dur. le style ne m'a pas happé, même si le sujet m'intéresse. On sent trop de fébrilité et d'hésitation dans le traitement du sujet. Trop de proximité entre le récit et l'autrice. Il n'y a pas vraiment de trame ou de récit. Un peu plus de fiction (même si l'autrice assure que tout est fiction...), cela ne m'aurait pas déplu. J'ai vu une écrititure chaotique, maniérée, comme si l'autrice préférait décrire ses pensées, débridées et nombrilistes, plutôt que celles d'un peuple. Clairement, il m'a manqué un fil conducteur, un vrai.

Il reste un Liban déchiqueté. Dans quelques mois, cela fera deux ans que le port de Beyrouth a été pulvérisé. Que reste-t-il des promesses? Voilà un beau sujet de roman...
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Ça gronde.
Là, au creux du bide. Une colère sourde qui palpite. Elle est diverse, se compose de mille éléments. Et puis un jour, elle implose et ravage tout à l'intérieur. Et puis, un jour, elle explose à la face du monde.
Comme le port de Beyrouth. Comme le couple de la narratrice.
Il suffit d'une étincelle. Ce livre est la déflagration. Écrit dans une sorte d'urgence, on le ressent à la lecture. Dire. Ce qui ne va plus. Ce qui n'est pas assez dit. le dire plus haut, plus fort, pour être entendu.
Entendue en tant que Libanaise, qui voit son pays s'effondrer sous les magouilles politiques, la crise économique, l'inertie. Entendue en tant que femme, parfois humiliée, souvent incomprise. Entendue en tant qu'écrivaine, qui a besoin de mots, des pages noircies pour être au monde.
Entendue en tant que mère, qui ne veut pas être resumée à ça, mais qui ne veut pas pour autant qu'on élude sa maternité tardive.

Ce roman dit beaucoup. Avec rage. Avec humour. Avec force. Il dit un pays déchiré qu'il faudrait quitter. Mais peut-on vraiment se détacher du Liban ? Un pays si complexe. Pourtant c'est l'un des rares textes qui m'a semblé limpide à ce sujet. Mais aussi un couple qui se déchire, les mots doux d'hier ont laissé place aux reproches. C'est dans le cabinet de leur thérapeute que l'explosion les surprendra. Comme un symbole de l'effondrement. Et quelques jours après, se relever. Et crier.

Un texte percutant, pertinent, intelligent, intime, actuel. Un texte tellement tout ça, que je l'ai commencé en septembre. Puis arrêté. Parce que cette actualité, notamment celle de la pandémie que je me prenais en pleine face depuis plus d'un an, je ne voulais pas la retrouver dans un livre. Étonnamment, il aura fallut une invasion de l'Ukraine pour que je recommence à zéro. Et que je retrouve ce texte dans toute sa force. Il dit notre époque avec une grande acuité. Mais pas sans style. Parfois l'urgence d'écrire a du bon. Ce livre en est la preuve.

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critiques presse (1)
Lexpress
08 septembre 2021
Au fil d'une plume trempée dans le carburant de la colère, elle raconte avec fougue le chaos de la ville meurtrie, les abords surréalistes du nouveau Ground Zero, le confessionnalisme "putride" de la Constitution, la corruption endémique, la faillite bancaire, l'hypocrisie du monde... Elle dit aussi les discussions sans fin avec Wassim, le mari, doté d'un "optimisme ravageur". "Partir ou rester," le leitmotiv de leur discorde, était aussi celui de ses parents. Eternel recommencement. Dans ce flot de pensées tenant lieu d'exutoire, surgissent par-ci par-là les "bons" mots des deux dernières de ses cinq filles, Asma et Léa, merveilleux bouts de chou qui enchantent le récit. Et qui, secondées par leurs soeurs et leur père, finissent par réconcilier la narratrice avec la vie.
Lire la critique sur le site : Lexpress
Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
Passé une certaine heure, c’est le compte à rebours. Les deux petites le savent. Le sentent. Font semblant de rien devant mes efforts pour leur inventer mille et une stratégies afin d’adoucir ces journées aux allures de lave-linge sur programme indélicat depuis le confinement. Toute la journée, ça court, ça tourne, ça zoome, ça pianote, ça télé-étudie – mots surgis des limbes d’une technologie imposée, démocraties et dictatures soudainement réunies.
Je suis à court d’idées pour hâter la tombée de la nuit. Le sommeil dans leur corps. Le marchand de sable est leur jeu préféré. Il consiste à tourner ma main vers le haut, la paume refermée sur une poignée de sable imaginaire qu’un marchand de sommeil m’aurait léguée à leur naissance. La suite est une question d’adresse puisqu’un grain tombé à terre suffirait à réveiller les cauchemars. Une seule pincée en revanche de cette poudre sur des paupières d’enfants est la garantie d’un sommeil merveilleux. La suite tient à leur participation complice. Si vous y croyez, leur expliqué-je, vous y arriverez. Fermez les yeux et vous verrez, vos muscles se relâcheront. Petit Chou demande si c’est par les muscles qu’entrent les rêves. Elle proteste. Ça l’ennuie de faire semblant de s’endormir. Asma s’empresse d’intervenir :
— Moi, ça marche vraiment.
Quand je sors de leur chambre, je l’entends qui reproche à Petit Chou de ne pas savoir mentir.
— Les mères, c’est comme les fées. Il faut leur faire croire qu’elles ont des pouvoirs pour qu’elles existent.
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Les premières pages du livre:

Le 4 août 2020 à dix-huit heures sept, peut-être huit ou neuf – les minutes varient –, il faisait beau. J’étais en vie. À quatre pattes. À genoux. Propulsée par le souffle. Mise à terre. Avec mon mari. La thérapeute. Sous le bureau. En attente de la troisième déflagration, la quatrième, la cinquième.
Des vidéos déferlent déjà sur les écrans. Un champignon de fumée, des gravats, des voitures. Des vitres explosées.
Une fraction de seconde a suffi : Beyrouth n’est plus que la trace d’elle-même.
Nadine K., la thérapeute, saigne du front. Je cherche à tâtons mes lunettes. Nous nous serrons les uns contre les autres. Mon mari s’enquiert de moi avec insistance.
— Ça... ça... ça... ?
— Oui... oui... ça va.
Un instant plus tôt, il prenait à témoin Nadine, détaillant nos rapports déliquescents. Liste de non-dits imputés à ma noirceur. Je l’avais interrompu. Les couleurs sont des clichés. La noirceur n’est pas noire. Il ne s’était pas laissé démonter. Il disait que mettre de la joie dans mon cœur était un travail de forçat. « C’est comme aspirer à la paix dans cette région du monde. Ma femme est d’un pessimisme à désespérer Sisyphe. Rien de moins érotique. Il est impossible de désirer des branches sèches. Toujours changeantes. Ses humeurs varient d’une zeptoseconde à l’autre. » Nadine le regardait avec une expression de thérapeute. Il avait renchéri.
— Impossible de former un couple dans ces conditions. Ma femme est une prête-à-partir. À angoisser. Tout déteint sur son humeur. La situation politique. La parution d’un livre. Anticiper l’écriture du prochain. Un avenir précaire. Le Liban. La région. Le désir. Nos parentalités. Le quotidien. Les enjeux régionaux, la dévaluation de la monnaie locale, la cherté de la vie, le contrôle des capitaux, les couches tectoniques de l’Histoire, sans compter le survol quotidien de notre espace aérien par les drones, les avions, les mouettes, les moustiques.
Nadine s’apprêtait à lui répondre quand la déflagration nous a surpris. Je n’ai pas eu le temps de réagir. Tout s’est rétréci puis s’est dilaté. Organes, veines, orbites, corps, discorde, amour, vieux reproches rouillés. Tout a éclaté dans des brisures de verre et de tôle déglinguée. Le désir, n’en parlons pas. Il y a longtemps qu’il a volé en éclats.

2
À 18 h 08, Wassim a déployé son bras comme un goéland blessé pour me protéger des morceaux de verre. Blottie contre son épaule, j’aurais aimé renouer avec les prémices de quelque chose. Sentir à son contact un frémissement infime. Et si tout pouvait renaître ? « Le désir ne meurt jamais, disait ma grand-mère. C’est le vivifier qui nous retient de perdre sa trace. »
Depuis des mois, une atonie avait gagné ma peau. J’avais Beyrouth entre les jambes. Sous un ciel balayé de drones, nos draps ne s’imprégnaient plus du parfum de nos corps, de nos cheveux, de nos sexes vidés d’être trop pleins, de ce qui reste du fumier de nos êtres. Plus le moindre embryon de désir brut, érotique ou littéraire derrière les murs clos de nos chambres.
Entre une thawra d’octobre à l’agonie, une crise économique et la pandémie, notre couple partait à la dérive. Wassim en télétravail ne s’habillait plus qu’en survêtement tandis que je traînais en pantoufles doublées d’un velours hideux. Deux tue-désir sous un même toit. Nous nous regardions : manchots paralytiques, amnésiques des premiers gestes susceptibles de réanimer une étincelle dans le bois mort de nos corps. Rien ne germait. Pas la moindre pulsion sexuée, asexuée, cérébrale ou littéraire. Pour alimenter des fleuves, il faut se sentir exister, comme il faut pour un pays habiter ses frontières. Juste un peu. A minima. Pas la force de ressusciter une seule braise. Pas envie de vivre ni d’écrire. De renouer avec la moindre joie, même indécente. Un reste d’insouciance.
De crise en crise, il est désormais évident que les peuples n’appartiennent pas tous à des pays lambda. « C’est quoi, un pays lambda ? » m’a demandé Asma, quatrième d’un gynécée de cinq filles. Les pays lambda sont épargnés par la guerre depuis si longtemps que leurs peuples en ont perdu la mémoire de la souffrance. Ici, nous ne vivons pas dans un pays lambda. Ici, nos passions nous déchirent, nous poussent à compatir ou tuer. Céder à la violence ou secourir son prochain. Se laisser toucher par la tendresse, enfouis sous les cendres. Nos gouffres pleins à ras bord de cette consolation profonde comme un trou où il n’y a rien. Tout juste une humanité – pire ou meilleure – jaillie de ces contradictions dont le monde « enrichi » semble devenir amnésique.
Patauger dans la survie, être unis dans la tragédie, pourtant prêts à tout lâcher, nos conjoints, nos proches, nos voisins, ici, nous savons faire. Brisés mais soudés, à l’image de cette société en passe d’imploser et qui pourtant résiste. À l’image de mon couple. Je me retiens d’établir le lien. De toute manière, Asma sait que certains soirs nos voix couvrent le bruit des avions mais cela ne nous interdit pas le lendemain de sourire. Rien n’empêche. Les couples ne se font plus la guerre dans les pays en guerre. La survie l’emporte sur les litiges et l’empathie renaît de l’inexorable : un avenir commun à bâtir malgré tout.

3
18 h 09. Nous sommes à terre comme deux taureaux de combat. Une thérapie n’a plus la même gueule, vue d’en bas. La hiérarchie, le couple, l’ascendance, la thérapeute. Huit mois plus tôt, je m’étais résignée au départ inopiné de sa collègue chez qui nous avions initialement entamé une thérapie de couple. Son cœur alourdi par les aléas de ce pays avait lâché. Elle n’avait plus eu la force de poursuivre ses activités. Avec la crise sécuritaire, sanitaire, politique et économique, le quotidien ne lui était plus clément. Être binational offre des options. Elle l’était. Entre partir ou rester, son choix fut vite fait. Pour solde de tout compte, elle envoya des textos à ses patients : « Je suis désolée, mais je me trouve contrainte de rejoindre ma sœur en Grèce avec mes labradors. Je ne reviendrai pas. Les temps sont risqués et le Liban trop condamné. »
La voix de Nadine cogne dans mes tempes. Son regard vrille. Son habituelle sérénité a laissé place à une expression de bête traquée. Attentats à la bombe, obus, abris, bombardements, lui sont inconnus. Tenue à l’écart de la guerre par des parents exilés en Europe dès le début des affrontements, en 1975, elle ne connaît du Liban que sa nostalgie mythifiée et la soif d’un retour vers un territoire fantasmé qu’elle a été, la seule sur une fratrie de trois, à assouvir en s’installant au Liban en 2018.
À quinze kilomètres à vol d’oiseau de l’explosion, tout a vacillé. Nadine crie, les deux mains sur les oreilles pour ne plus entendre le bruit de cette guerre alléguée par ses parents à demi-mot pour justifier leur départ dès les premières escarmouches. « C’est... c’est ma première explosion ! » Je la trouve chanceuse de bredouiller. Mon sang-froid est une mémoire rance. J’aimerais bien perdre mes réflexes. Céder à la panique. Ne pas être si familière des peurs verminées.
Dégagée de l’étreinte de mon mari, je l’ai enlacée. Elle en lotus. Moi à quatre pattes. Mon mari se dirige vers la sortie.
— Le corridor ! Vite !
Vivre dans certains pays engage des compétences allant des premiers secours jusqu’à des notions poussées d’ingénierie ou de repérage des pièces les plus sûres en cas d’attaque. Un vieux conseil hérité de nos parents : « À la première déflagration, dirigez-vous loin des vitres, vers la pièce la plus enclavée possible, sans mur donnant sur la rue. Attendez la deuxième, puis courez aux abris. C’est d’un point à l’autre que la mort vous surprend ! » Chacun a les berceuses qu’il peut.
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Ils sont nombreux dans notre cercle restreint à ne plus trouver l’énergie de rester. Dana. Florence. Farid. Même la main-d'œuvre étrangère retourne dans son pays d’origine, où la misère a soudain des relents de paradis. À chaque coup de fil, j'ai le cœur qui saigne. «On part. Ce pays est fini.» Ma psy avait donné le ton avec son cheptel. L'abandon creuse son sillon dans cette phrase, comme un leitmotiv. «On n’en peut plus. On part!» Carine M., comme si de rien n’était, prendra son vol prévu demain pour Montréal. À 18h07, sa maison, elle aussi pulvérisée et elle, propulsée deux mètres en arrière. Rien n’empêche. Elle a fait ses valises comme un jour ordinaire. Elle ne veut plus entendre parler d’une vie où on explose les humains comme de vulgaires moustiques contre une paume ouverte. Je lui ai demandé:
— Et ta maison?
— Je m'en fous de ma maison. De ce pays. Je m'en fous. Le port est le coup de trop!
Wassim est trop idéaliste pour accepter de partir. Moi, trop en déficit d’inspiration pour rester. Parfois, il m'arrive de fondre en larmes. Ma fragilité le désempare. Ou l’excite. Il s’attendrit et me murmure à l’oreille que ce pays renaîtra de ses cendres. Chaque fois c’est pareil. Je m’écrie: «Ah non, non!» et recommence à me gratter, lasse de cette résilience qui a fait la légende de cette nation en pleine débâcle. Il paraît qu’il est possible de somatiser sur des mots. «Renaître» et «cendres» provoquent chez moi des urticaires. Le dermatologue m’a conseillé d’échapper au langage. p. 71
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Patauger dans la survie, être unis dans la tragédie, pourtant prêts à tout lâcher, nos conjoints, nos proches, nos voisins, ici, nous savons faire. Brisés mais soudés, à l’image de cette société en passe d’imploser et qui pourtant résiste. À l’image de mon couple. Je me retiens d'établir le lien. De toute manière, Asma sait que certains soirs nos voix couvrent le bruit des avions mais cela ne nous interdit pas le lendemain de sourire. Rien n'empêche. Les couples ne se font plus la guerre dans les pays en guerre. La survie l’emporte sur les litiges et l’empathie renaît de l’inexorable: un avenir commun à bâtir malgré tout. p. 14
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De quelle liberté veux-tu parler? Naître est une prison. Vivre au Liban, une condamnation. (p.46)
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Videos de Hyam Yared Schoucair (4) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Hyam Yared Schoucair
A l'occasion du "Livre sur la Place 2021" à Nancy, Hyam Yared vous présente son ouvrage "Implosions" aux éditions des Equateurs. Rentrée littéraire automne 2021.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2545395/hyam-yared-implosions
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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