Des chypriotes grecs vêtus du traditionnel pantalon bouffant faisaient bénévolement office de serveurs. L'afamès 1962, un rouge, était exposé exclusivement en bouteille. Le meilleur cru de l'île, sans doute. Une cohue de gens du coin et de touristes munis de carafons à long col se pressaient sous les arbres. Sitôt que les carafons étaient vides, les serveurs les remplissaient de vin blanc ou rouge tiré d'un fût. Les carafons de blanc ressemblaient à des flacons d'urine prélevés pour le laboratoire. Personne ne se traînait à plat ventre dans l'herbe ou les allées, mais la plupart des visiteurs étaient passablement éméchés. Il est vrai que le vin ne coûtait pratiquement rien et avait du degré.
Des hommes formant cercle jouaient aux dominos, et les pièces qu'ils abattaient sur le pont claquaient comme des coups de pistolet. D'autres jouaient aux cartes et poussaient de véritables cris de guerre chaque fois qu'ils faisaient un pli. Un personnage énorme, enflé comme une baudruche, se balançait sur son séant, poussant en rythme de plaintifs gémissements. Des formes endormies, la tête enveloppée d'une serviette répugnante, gigotaient de tous leurs membres. Des solitaires rejetaient la tête en arrière, secoués d'un rire inquiétant. On eût dit une scène de Midnight Express.
En revenant sur le pont, je constatais que l'Acheon devait en effet filé allègrement ses dix-huit noeuds. Telle une armée d'occupation, les variqueuses tout de noir vêtues et aussi des Grecs d'un certain âge -chapeau de paille, pantalon gris tire-bouchonné soutenu par des bretelles, manches de chemise retroussées -avaient investi tout l'espace disponible sur le pont. Une jeune femme râblée s'en prenait à son mari d'une voix abominablement criarde: "Hé?...Hé?...Hé?..." On eût dit un gond rouillé qu'on force par petites sacades.
J'allais me coucher. Par une soirée pareille, rien ne vaut une cabine fermée à double tour, me disais-je.
À l'heure du petit-déjeuner, le lendemain matin, une énorme maritorne égyptienne -le seul et unique raïs femelle présent à bord, je devais l'apprendre plus tard -se leva d'un bond pour s'en prendre, à grands coups de gueule et de taloches, à un loufiat barraqué, lequel se mit à vociférer plus fort qu'elle et à riposter, saisissant prudemment une carafe d'une main tandis que de l'autre il empoignait solidement la protestataire par une mamelle. Je ne pus m'empêcher de songer au film Godzilla meets King Kong.
Pour rien au monde mes compagnons arabes n'auraient planté leur tente où que ce fut sans avoir au préalable pris le conseil d'un Bédouin des environs. Allez savoir si vous n'êtes pas en train de pisser au-dessus du repère souterrain d'un djinn mauvais coucheur, lequel va se venger en vous flanquant la petite vérole ou un infarctus? Parce que, il ne faut pas croire, mais les djinns vous garde un chien de leur chienne si vous venez leur chercher des poux dans la tête.