Essentiellement, un recueil réunissant des préfaces de l'auteur. Pour simplifier, c'est aussi un bonheur !
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Dans une nouvelle du « Passeur », Ingeborg Bachmann raconte l'histoire d'un soudeur qui un jour, dans un café, met par hasard la main sur un livre abandonné là. Il commence à lire, une page, deux pages, puis le livre en entier. Les jours suivants, il emprunte d'autres livres à la bibliothèque, ne va plus travailler, reste des journées entières enfermés à lire, pendant que sa femme, malade, gît dans son lit. Le médecin de sa femme a beau le mettre en garde, le soudeur tient les yeux rivés sur la page imprimée : « Tout ce qui peut jaillir de ces livres reste accroché là comme un nuage, et moi, je lève les yeux sur ce nuage tandis que je répare pour vous les rails du tramway, couché dans la boue, et que je me demande comment nous pourrions nous rencontrer, le nuage et moi. » Sa femme meurt, il est renvoyé de son travail, mais il continue à lire, les yeux tournés vers le nuage qui passe au-dessus de sa tête.
(p. 7)
Lawrence Durrell à son tour succombe à la papesse Jeanne, qu'à l'exemple du cardinal de Jarry, il enlève à son auteur. Plutôt que de s'avouer simple traducteur du livre, Durrell fait paraître à Londres « La Papesse Jeanne » sous son nom, avec la mention « adapté de l'œuvre grecque de Royidis ». La traduction française ne parait qu'en 1972. Et la critique de s'interroger sur l'existence de Roïdis. Durrell n'aurait-il pas inventé cet écrivain au nom incongru pour rendre encore plus savoureuse la légende de la papesse ? Ne reconnaît-on pas dans ce « dernier livre de Durrell » l'érudition, l'esprit libertin, l'humour frondeur de l'auteur de « Justine »… ? Emmanuel Roïdis figure pourtant dans tous les manuels de littérature grecque moderne. Né à Syros en 1836, mort à Athènes en 1904, il avait même vécu en France sOUS la Commune, avait traduit Chateaubriand avant d'écrire (à vingt-cinq ans !) Cette « Papesse Jeanne » dont on ne cesse de vouloir le dépouiller.
Ainsi, autour de la légende d'une imposture, celle de la jeune Anglaise déguisée en moine qui parvient à se faire introniser pape, s'est écrit tout un roman de la contrebande littéraire, avec pour personnages un auteur obscur, un traducteur phagocyte et quelques lecteurs pressés.
Stevenson disait de l'artiste qu'il est fils de joie, comme il est des filles de joie. C'est une définition qu'on appliquerait volontiers au lecteur, s'il sait reconnaître ce qu'il attend et, en lisant, parler avec son double intime, ce frère secret que chaque livre révèle en soi. Fils de joie, il écoutera le choeur pathétique des hommes comme un épithalame, il ira là où il est étranger, là, disait Ungaretti, "où ce n'est pas un péché, un sacrilège d'être curieux de soi dans les choses qu'on aime". Préface à "Tu écriras sur le bonheur" de LL
L'auteur ne se veut ni exégète ni critique, simplement un goûteur. Il a picoré sur les terres de ces pirates de l'esprit et il aimerait donner le goût de la lecture dont Borges disait qu'elle est un des bonheurs possibles de l'homme.
Préface de Linda Lé à "Tu écriras sur le bonheur"
Vendre un peu de sang pour avoir du génie. Renouer avec le démon en soi pour pouvoir créer...