Neuf textes dits « théoriques » de
Valère Novarina sur son
théâtre et sur le
théâtre, neuf étincelles d'intelligence littéraire et de souffle continu, neuf oeuvres à part entière.
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le-theatre-des-paroles-valere-novarina/
Il n'est pas si fréquent de lire – d'entendre, de sentir le souffle – la théorie d'un magicien du langage, et de constater du même mouvement que cette séparation théorique / pratique s'affirme, en pareil cas, la plus ténue possible, et que la même écriture opératoire gigote, tremble, rigole et inquiète dans la prétendue glose explicative que dans les pièces fictionnelles déjà ou bientôt consacrées. Chez le
Pierre Michon de «
le roi vient quand il veut », bien sûr, où une formidable économie de moyens formant résonance se déploie dans chaque phrase assignée à
la critique littéraire. Bien davantage encore, chez le
Christian Prigent de «
La langue et ses monstres », en correspondance presque logique avec un ami qui partage très certainement une quête du « Trou(v)er sa langue », comme le rappelaient
Bénédicte Gorrillot et
Fabrice Thumerel dans leurs magnifiques actes du colloque
De Cerisy encore récemment consacré au père de Chino – et qui nous font attendre à présent la lecture, avec une certaine ferveur impatiente, de ceux, récemment parus sous l'égide de
Fabrice Thumerel, du colloque homologue (« Les tourbillons de l'écriture ») portant sur
Valère Novarina, justement.
Avec ces neuf textes, partiellement publiés au fil du développement de son oeuvre théâtrale, puis rassemblés presque finalement dans ce «
Théâtre des paroles », réédité chez
P.O.L. en 2007 à partir de la publication d'origine de 1989,
Valère Novarina dévoile la puissance de son obsession première, délicate à caractériser sans doute, mais que l'on résumera commodément, après bien d'autres, en étonnement crucial face au miracle incompréhensible de la conjonction en l'homme (en l'actrice et en l'acteur) du langage et des corps, des mots et de la viande.
Dès le journal de bord rétrospectif (plutôt d'ailleurs journal de marche, ou journal de cri) de la création de «
L'atelier volant », sa première pièce, en 1973, qui, sous le titre de « le drame dans la langue française », il se joue ici une partition rétro-futuriste endiablée dans laquelle s'exprime au premier chef l'obsession presque pure, scandée, hachée, ressassée – on songera sans doute, comme une figure-miroir secrète du créateur de mots pour
la scène, dans cette posture-là, à celle de l'entraîneur mythique du Liverpool F.C., Bill Shankly, telle que la transfigurait le
David Peace de «
Rouge ou mort », parallèle encore plus particulièrement frappant dans les quelques pages de « Carnets » de
Valère Novarina figurant dans ce volume.
Cette obsession souveraine et vitale, c'est celle que clame l'emblématique « Lettre aux acteurs », qui ouvre le volume, véritable exhortation, échevelée et nécessairement hors d'haleine, à entrer de plain pied dans la dimension physique de la production théâtrale. Poursuivi dans « Entrée dans le
théâtre des oreilles », dans « Chaos » (en s'ébattant en pensée et en corps dans la langue de
Rabelais) ou dans l'expérience hautement a contrario de la bouillie télévisuelle (« Notre parole »), cet objectif est bien le mélange instable de charnel et de matériel qui caractériserait par exemple les actrices et acteurs du
Théâtre du Soleil construisant puis le jour venu maniant les incroyables plate-formes tournantes des « Éphémères » (2006) ou les décors devenant cinéma des « Naufragés du Fol Espoir » (2010), avec
Ariane Mnouchkine – « Matériellement l'outillage excite. On ne sera plus à sa table, mais à son atelier, au milieu d'outils. Aménagement d'un ring. Armes. Athlétique. Musculaire. Offensif. » -, D' de Kabal insufflant sa voix métallique et ses scansions volontaristes dans l'Alcibiade du «
Timon d'Athènes » de
Shakespeare, ou encore
Denis Lavant s'emparant des soubresauts terrorisés de «
L'Effrayable » d'
Andréas Becker.
Si le neuvième et dernier texte du volume suggère avec force que « Ce dont on ne peut parler, c'est cela qu'il faut dire » et si le cinquième, « Impératifs », révèle bien, en deux cent quatre-vingt-huit injonctions, à l'unisson de la
Maria Soudaïeva de «
Slogans » et de l'
Antoine Volodine de «
Frères sorcières », la puissance purement physique, régnant aux carrefours, de la langue libérée et projetée, c'est certainement le sixième et plus long texte du volume qui en constitue le centre de gravité de facto peu secret.
Plusieurs fois porté à
la scène avec un extrême brio (souvenons-nous par exemple des incarnations de Philippe Durand, de Éric Sanjou (avec
Georges Gaillard et Frédéric Klein) ou de
Dominique Pinon), le monologue apparent qu'est « Pour Louis de Funès » est bien plus qu'un hommage de
Valère Novarina à un acteur dont l'engagement physique, sur les planches d'« Oscar », l'avait, de son aveu même, littéralement saisi. Au-delà bien entendu d'une authentique complicité possible dans le maniement sauvage et maïeutique de la farce (que ne renieraient certainement pas non plus
Dario Fo ou
Ascanio Celestini,
Pierre Senges ou
Vladimir Sorokine), c'est bien du côté de ce placement du trou vital au centre du métier d'acteur, de l'intercession suprême et quotidienne entre viande et langue, que se situe la vérité d'une reconstitution a posteriori dans laquelle l'auteur, redoutablement sérieux et fondamentalement malicieux, n'hésite pas à prêter à l'inoubliable interprète de l'épicier Jambier, de Léonard Monestier, de Ludovic Cruchot, de Léopold
Saroyan, de Stanislas Lefort, de Don Salluste, de Victor Pivert ou de Charles Duchemin des dizaines de citations, en formes de méditations ou d'aphorismes, qu'après tout,
Louis de Funès aurait peut-être bien pu prononcer, s'il s'était, lui, directement préoccupé de théorie au carrefour de l'intellectuel et du charnel. Et c'est ainsi que dans la joie pure et corporelle de l'invention langagière et du palimpseste audacieux se constitue l'un des textes littéraires théoriques les plus solides et stimulants qui soient – et que
Valère Novarina est grand.
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