Le projet de livre est venu initialement d’Ariane Molkhou, éditrice géniale et profondément intuitive, alors qu’elle était en conversation avec Denis Robert. C’était début 2016, à l’époque où j’écrivais La Victoire des Sans Roi. Ils pensaient tous les deux que je devais écrire un livre à la manière de mes statuts Facebook ! En gros un livre simple, une sorte d’art de vivre, un livre qui ne dépendrait pas d’une œuvre dont je ferais l’exégèse ou un artiste dont je me ferais l’interprète. Juste un livre sur la vie, sur les choses de la vie. J’ai commencé par de petites notations, et par des idées simples, qui sont restées : il faut aimer ce que l’on aime, vouloir ce que l’on veut, savoir ce que l’on sait, etc. Et Ariane comme moi avons eu l’idée que le livre devait se concentrer sur une idée générale qui était souvent présente dans mes textes : que le bonheur venait toujours d’un malheur qui avait été surmonté, transformé, transmuté. Cette phrase que j’avais citée imparfaitement de Charles Baudelaire dans un texte : « Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or » (en réalité c’est « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » mais on a préféré conserver ma retranscription imparfaite au final). Puis Florent Massot est entré dans l’aventure. Et le projet est devenu de plus en plus clair : j’allais faire, non un livre de petites pensées, mais un essai pleinement développé, avec de vrais chapitres, et une construction rigoureuse, organisée thématiquement, sur tout ce qui m’apparaissait comme les plus grandes sources de malheur ordinaire (la trahison en amitié, la rupture amoureuse, la crainte de devenir fou, la maladie, le sentiment d’être un raté, le sentiment d’être un incompris, etc.) et j’allais illustrer mes idées non dans des œuvres d’art célèbres ou moins célèbres mais dans des événements de ma vie. Enfin, j’allais le faire dans un complet silence, sans en parler à personne, avec Ariane et Florent comme seuls interlocuteurs, à la différence de mes essais précédents pour lesquels je sollicitais généralement un bon nombre d’amis ou complices, ou encore des personnes que j’estimais très compétentes pour me reprendre, me corriger ou me suggérer des pistes.
En 2018, la disparition de mon père a complètement chamboulé ma manière d’écrire et m’a entraîné, sans que je m’en rende compte tout de suite, à une sorte d’enquête intime : j’essayais de retrouver le plus précisément possible certaines scènes ou certains états, et le tissage de réminiscences de moments passés s’amplifia et renversa le projet initial jusqu’à devenir la base sur laquelle j’allais réfléchir, et non les exemples dont j’allais nourrir l’essai. Je pensais initialement faire un essai sur la vie avec des morceaux de vie dedans et j’ai écrit une sorte d’autobiographie commentée, analysée, interprétée. J’en ai évidemment eu besoin, alors, pour essayer de comprendre par quoi j’étais passé et ce que je pouvais en tirer pour l’avenir. Mais le livre n’est évidemment pas chronologique et pas du tout « complet » : les moments ont été choisis spécifiquement dans le registre des « mauvais souvenirs » puisque le sujet du livre restait celui qu’il avait toujours été : la transmutation du malheur, la guerre contre ce qui nous empêche de vivre. Les bons souvenirs n’ont pas fait partie du cahier des charges !
Le choix de modification des prénoms s’est effectué sur toutes les personnes qui ne sont pas des personnes publiques, et absolument toutes sans exception : amis, amours, clochards, épiciers, médecins, psychanalystes, etc. J’ai aussi retiré tout ce qui pouvait permettre de les reconnaître : membres de leurs familles, détails physiques, lieux de prédilection, etc. La seule exception était l’origine japonaise de mon ex-compagne (nommée Setsuko dans le livre), parce que cela était évidemment nécessaire à la compréhension du récit. C’était logique que, pour ce livre, je modifie les noms des protagonistes, dans le sens où il ne s’agissait que de mon point de vue et que, d’une certaine manière, ça ne les concernait pas et ça ne devait surtout pas devenir une source de soucis pour eux. Les personnes que j’ai connues ont le droit de ne pas se sentir impliqué dans ce qui n’est par leur « vérité » mais simplement la vérité de mon rapport à eux. J’ai toujours trouvé obscène le fait de se sentir « le personnage principal » de cette chose bizarre qu’est la vie et de transformer les personnes que nous côtoyons en « personnages secondaires ». Comme il est dit dans Synecdoque New York de Charlie Kaufman : « Toute personne est la personne principale de sa vie. Il n’y a pas de seconds rôles. » Pour ce qui concerne les personnalités publiques, c’était différent : tout d’abord, il est à leur sujet assez peu question d’événements intimes, et puis cela aurait été incompréhensible d’attribuer la coréalisation de mes films à un autre que Thomas Bertay ou la direction de "Rock & Folk" à un autre que Philippe Manoeuvre. En outre, j’ai essayé au maximum d’éviter le « name dropping » et d’y faire apparaître des gens que j’aime mais qui n’ont pas de rôle significatif dans cette collection d’épisodes personnels. Les personnes qui apparaissent sont uniquement celles qui ne peuvent pas ne pas apparaître sans que cela devienne incompréhensible.
Sinon non, je ne me suis rien interdit, surtout pas. Je crois avoir dit tout ce que j’avais à dire à ce jour sur les épisodes négatifs de ma vie. J’ai sélectionné tout ce qui pouvait être facteur de honte ou de tristesse et se transformer en enseignement, sans hésiter sur les impuissances sexuelles, le sexe sans amour ou les adultères. La seule chose que je me suis interdit d’évoquer est… évoquée, malgré tout. C’est un deuil dont je ne parle pas. J’en parlerai certainement ailleurs. Là, ça me semblait, non seulement trop difficile, mais vraiment hors sujet.
C’était une des premières idées du livre : faire un manuel de stratégie, considérer le combat contre le malheur comme un art de la guerre. Evidemment le manuel de stratégie se mêle ici à l’autobiographie ou à l’exégèse de la vie, mais Sun Tzu, ainsi que de manière générale, les ouvrages de stratégie militaire (Les 36 Stratagèmes, Nicolas Machiavel, Basil H. Liddell Hart) ont nourri ma réflexion tout le long de l’année où j’ai écrit le livre. Pendant certaines périodes d’écriture, je ne lisais que ça. Il était logique qu’ils se retrouvent dans le texte.
Oui, c’est la vision qui parcourt tout le livre, et c’est une vision qui m’est apparue très vivement plusieurs fois dans ma vie : à plusieurs moments, j’ai senti les murs du labyrinthe apparaître dans l’atmosphère, ou j’ai vu les circuits lumineux des parcours de vie s’inscrire dans un temps devenu espace. D’ailleurs, toutes ces épiphanies sont décrites dans le livre, en particulier dans le chapitre « Hors de l’enfer, hors de la force du chaos ».
Exactement. J’ai conçu son écriture comme un talisman, qui me préserve à l’avenir de ne pas perdre de vue une juste conduite de vie, de ne pas retomber dans les vieilles erreurs, ou les détresses inutiles et malfaisantes. Ou peut-être comme un herbier. J’utilise cette image dans un chapitre nommé « L’Herbe la plus importante de mon herbier de guerrier ». L’idée est de réduire la mémoire nécessairement lourde et pénible des multiples entraves qu’elle génère en une poignée d’épisodes aisément mémorables, qui s’inscrivent tous dans le registre du combat contre le malheur. Un petit Mémorandum qui me permette, sinon, d’oublier le reste, ne plus lui accorder autant d’importance. Ce serait, en quelque sorte, un livre que je pourrais garder avec moi ou confier à toute personne qui aurait besoin de me connaître. Tout ce qu’il y a à savoir de « ma vie » est dedans. Et comme toute vie est toujours un commentaire sur « la vie », alors ce livre expose mon commentaire sur cette chose commune à tous, la vie. Pour cela il a fallu trier, choisir un nombre limité d’épisodes ou de situations, les lier, les interpréter. C’est une opération que je recommande à tout le monde. Parce que ça marche : je me souviens de très peu de choses désormais, seulement l’essentiel, une poignée de petites choses qui me permettra d’affronter la suite de ma vie.
L’idée d’une alternative au registre du développement personnel était également présente dès les premières conversations avec Ariane Molkhou. « Il faut trouver quelque chose pour remplacer "Marie-Claire". On ne peut tout de même pas leur laisser "Marie-Claire" » disait Simone Weil dans L’Enracinement. Je me disais la même chose au sujet du développement personnel. « Il faut trouver quelque chose pour remplacer le développement personnel. On ne peut tout de même pas leur laisser le développement personnel. » Les livres de développement personnel sont mauvais, horriblement mauvais, presque tout le temps, parce qu’ils ont été écrits sans que l’auteur ait vraiment mis sa peau sur la table. Ils ont été écrits vite fait ni faits ni à faire pour vendre, et ils se vendent. Mais le principe initial qui motive leurs lecteurs est bon. La demande est légitime, c’est l’offre qui est affreuse. Un livre doit nous apprendre à être heureux. Un livre doit nous apprendre à vivre. Un livre doit nous aider à observer une juste conduite de vie. D’une certaine façon, j’ai toujours lu les livres des grands mystiques comme des livres de « développement personnel » : Farîd al-Dîn Attâr, Djalâl-od-Dîn Rûmî, Ibn`Arabî, Lao Tseu, Tchouang-tseu, La Bhagavad-Gîtâ… Même Jean-Jacques Rousseau, Friedrich Nietzsche ou André Breton. Même les ouvrages de François Cavanna, je les ai lus comme on lit un manuel de « développement personnel » : en cherchant des clés pour changer la vie. J’ai écrit ce livre pour pouvoir moi-même le relire en cas de besoin, en cas de rechute, en cas de détresse : il contient les clés pour me sortir des malheurs inscrits dans mon labyrinthe.
J’aimerais écrire sur le sphinx, la présence du mystère dans nos vies, les enquêtes irrésolues, infinies, le moment de l’Histoire (ou de la vie) que nous traversons comme une énigme qui nous est adressée et à laquelle nous devons répondre. Mais c’est encore trop tôt pour vous dire la forme que cela va prendre.
Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire.
Les Ecrits Sans Roi de Nag Hammadi.
Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo.
Du fou au bateleur de Christian Guez Ricord.
Zadig ou la Destinée de Voltaire. J’allais dire Zadig et Voltaire, une leçon de vie mais qui se souvient encore de Frédéric Lefebvre ?
J’en ai plein et aucune. Elles n’ont de sens que dans un contexte. Mais sinon « plutôt la vie » comme dans le poème d’André Breton.
En ce moment, je relis André Hardellet et je découvre Alphonse de Lamartine.
Découvrez Tu m`as donné de la crasse et j`en ai fait de l`or de Pacôme Thiellement aux éditions Massot
Entretien réalisé par Nicolas Hecht
Chroniques de la haine ...