Agrippa d'Aubigné a écrit
Les Tragiques, débutés en 1577 et publiés seulement en 1616, dans un contexte politico-religieux très particulier, celui de guerres de religion qui ont divisé la France. Pour le protestant, il s'agissait de répondre aux
Discours des Misères de ce temps du catholique
Ronsard, commencés en 1562 et actualisés jusqu'à la dernière édition du vivant de l'auteur en 1584.
Agrippa d'Aubigné connaît les guerres civiles dès l'enfance : il a à peine sept ou huit ans quand, après le massacre d'Amboise en 1560, son père lui fait jurer de venger les protestants exécutés après l'échec de la conjuration.
Agrippa d'Aubigné a d'abord combattu physiquement, les armes à la main, lors de la troisième guerre de religion ; compagnon d'Henri de Navarre (futur Henri IV), c'est plus en tant que capitaine qu'en tant que poète qu'il est connu de ses contemporains.
Les Tragiques n'ont eu aucun succès lors de leur parution ; ce long poème sera réhabilité par
Sainte-Beuve et le romantisme.
Il a miraculeusement échappé au massacre de la Saint-Barthélémy en 1572 car il avait dû fuir intempestivement Paris, à cause d'une bagarre avec un sergent du gué. Plus tard, il est grièvement blessé dans une embuscade ; c'est pendant sa convalescence, à Talcy, qu'apparaît son désir de consacrer sa vie à l'écriture de la cause divine à travers une vision prophétique qui deviendra
Les Tragiques, mais désir qu'il concrétisera seulement cinq ans plus tard. En effet, remis de ses blessures, il devient en 1573 l'écuyer d'Henri de Navarre, prisonnier à Paris, et participe à la vie de cour avec ses bals et ses mascarades ; en 1576, il participe à l'évasion du prince. L'écriture devient véritablement le prolongement de son épée lorsqu'il est gravement blessé et manque de mourir à la bataille de Casteljaloux en 1577.
En 1593, après l'abjuration d'Henri IV,
Agrippa d'Aubigné, très déçu, se retire dans ses terres vendéennes et dépose les armes pour continuer le combat par la plume. Surnommé « le Bouc du Désert », par ses coreligionnaires, il devient le plus intransigeant des « Fermes » à l'intérieur du parti protestant, face aux tentatives de conciliation des « Prudents ». Les clauses de l'édit de Nantes lui paraissent insuffisantes car elles ne font que tolérer la religion réformée ; les conversions des protestants qui espèrent une nouvelle charge à la cour le mettent en colère (Cf. le pamphlet à ce sujet, La Confession du Sieur de Sancy).
En publiant
Les Tragiques, en 1616, puis dans une deuxième édition en 1627,
Agrippa d'Aubigné voulait inciter ses contemporains à reprendre les armes, ce qu'il fait lui-même sous Louis XIII, avant de se réfugier à Genève.
Ces considérations historiques posées pour resituer ce magnifique texte, je voudrais insister sur le sentiment d'investiture poétique qui a motivé l'auteur, ce dernier voyant dans sa vie sauvée à deux reprises une intervention divine.
Les Tragiques sont divisés en sept livres qui forment un tout comme
Agrippa d'Aubigné lui-même le dit dans sa préface adressée « Aux lecteurs » : « la matière de l'oeuvre a pour sept livres sept titres séparés, qui toutefois ont quelque convenance, comme des effets aux causes ». C'est un véritable canevas apocalyptique, le chiffre sept rappelant les sept trompettes, les sept cavaliers, les sept sceaux…
Le premier livre, « Misères », célèbre la patrie déchirée et agonisante du fait des guerres civiles ; les lecteurs de ma génération se souviennent d'avoir appris par coeur le passage qui commence ainsi : « Je veux peindre la France une mère affligée... ». Cette allégorie est un tableau saisissant, violent, réaliste et charnel : deux bébés jumeaux se disputent les seins maternels, illustration des partis catholique et protestant qui s'entredéchirent et détruisent la France.
Les deux livres suivants, « Princes » et « la Chambre dorée », dénoncent les vices de la cour des derniers Valois ; au moment de leur composition avait notamment lieu le fameux scandale de la faveur des mignons du roi et
Agrippa d'Aubigné était en disgrâce vis à vis d'Henri de Navarre. Dans le livre deux, les débauches et l'injustice sont les cibles privilégiées de la satire féroce et des invectives de l'auteur qui met l'accent sur les rois et leurs vices, sur Catherine de Médicis et ses fils (Charles IX et Henri III), sur les courtisans et leurs mensonges hypocrites. le livre trois stigmatise l'iniquité des juges à travers les pleurs de la justice et de la paix personnifiées, un cortège symbolique, une vision monstrueuse de juges se repaissant des dépouilles de leurs victimes et un appel à la vengeance divine ; la chambre dorée est le nom donné au palais de justice du Parlement de Paris.
Le quatrième livre, « Feux », est un long défilé monotone de martyrs protestants, hommes, femmes et enfants, torturés et brulés vifs, mais dignes et stoïques dans leurs souffrances. Ce livre matérialise le milieu des Tragiques, comme un brasier central, et amorce une importante graduation dans la colère divine.
Dans le livre cinq, « Les Fers », Satan propose de tenter les catholiques et les protestants et Dieu relève le défi, faisant de ce livre le noeud thématique de l'oeuvre. Après les combats et les massacres, survient un déluge mythique ; les anges recueillent le sang des martyrs et l'océan emporte leurs restes.
« Vengeances », le sixième livre, commence par une confession de l'auteur, rempli d'humilité, qui avoue « un printemps de péchés », rappelant sa vie de cour ; puis il évoque les vengeances divines quand le mal atteint son point culminant.
Le septième livre, « Jugement » commence par une longue méditation philosophique, une forme de recueillement à partir de visions animistes sur la résurrection des morts revisitée à l'échelle de la nature toute entière. Puis, viennent le jugement dernier, tel que représenté dans les lieux de culte, et le cataclysme final où la mort devient délivrance.
Les Tragiques se terminent dans une contemplation mystique, une extase fusionnelle entre Dieu et les Élus :
« Tout meurt, l'âme s'enfuit, et reprenant son lieu
Extatique se pâme au giron de son Dieu. »
Je suis personnellement touchée par
Agrippa d'Aubigné, poète et soldat, à l'écriture pleine de mysticisme et de démesure, une écriture engagée, sensible mais aussi une écriture épique. Sur le plan strictement religieux, il met en scène un Dieu vivant, humain, concerné par le sort des hommes ; les épisodes bibliques, comme le déluge, la résurrection, le jugement dernier ou l'enfer, sont décrits de manière très visuelle.
Agrippa d'Aubigné se démarque par un recours à la force de l'image, paradoxal pour un protestant car le calvinisme strict voit dans la figuration par l'image un risque de séduction et de perversion ; le poète veut montrer les faits, convaincre ses lecteurs en provoquant chez eux une émotion au sens tragique (horreur et pitié) comme il le dit lui-même dans L'Epître aux Lecteurs : « nous sommes ennuyés de livres qui enseignent, donnez-nous en pour émouvoir ». Il s'agit bien de mettre en scène la tragédie qui est en train de se dérouler dans une France déchirée par les guerres de religion.
Certes, l'oeuvre est longue, certains passages un peu lassants mais il y a une puissance, une fulgurance dans le ton et une force dans les images véhiculées qui ne peuvent pas laisser indifférents même si c'est une lecture difficile pour le lecteur d'aujourd'hui.