Superbe découverte ! Pourtant le nom de l'auteur m'était totalement inconnu avant de lire «
Les lumières d'Oujda » – quel étonnement d'éprouver la joie apportée par ce roman poétique.
Je l'ai terminé en quelques jours seulement, presque déçu d'arriver déjà à la dernière page ! Les personnages sont attachants, je les garde tous dans mon coeur une fois le livre refermé. le personnage principal, Mano raconte. A travers lui, on peut penser que c'est aussi l'auteur qui s'exprime. Après une traversée entre la vie et la mort, dont on ne saura que peu de chose, et un passage à Rome, il rencontre Mélodie. Mais sans papiers, « extra-comunitare » comme il dit, dealant « un peu » de shit et autres stupéfiants, il est vite rapatrié au Cameroun après un séjour en prison. Il s'engage alors dans une association qui lutte contre les départs « vers les cimetières de sable et d'eau ». Sa seule famille est Sita, sa grand-mère, à qui il voue admiration et amour. Son engagement le conduit à Oujda, rue d'Acila, où le père Antoine et Imane accueillent des réfugiés. Imane avec qui il fera un bon bout de chemin et trouvera l'amour. A partir de là se racontent par touches, par
poèmes, par flots de
paroles comme un slam, les récits de vie de Yaguine et Fodé, Youssef, de Swaeli, de « la folle » et de ceux qui n'ont pas renoncé à oeuvrer pour l'humanité : Leila et Imane, le père Antoine, Ibra et Mano lui-même.
En suivant Mano, le récit nous embarque à Douala, dans le quartier Bonaprisa, à Mongo le long du fleuve Wouri, à Oujda au Maroc. Autant de lieux évoqués avec la force du chez soi quitté douloureusement par les « fugees ». Les pas des réfugiés nous parlent de la Libye « détruite. Déboussolée, sans Khadafi. Dictatueur éclairé, regretté parfois. Par un peuple à l'agonie », Tanger (quartier Boukhalef), Casablanca, Conakry, les camps de Moria à Lesbos, les camps de Wadi Khaled et Aarsal au nord Liban. Mais aussi dans le Tarn à
Cordes-sur-ciel – clin d'oeil à
Albert Camus qui a su si bien écrire sur la beauté de cette cité.
Les influences littéraires de l'auteur sont multiples : signe d'une belle maturité, le récit emprunte aussi aux grands auteurs :
Albert Camus (aux hommes eux-mêmes de donner sens à leur vie), le Grand-papa Aimé Césaire bien sûr,
René Char et même l'Odyssée d'
Homère quand il parle des Ulysses fugueurs (les fugees). Je suis tenté d'ajouter
Jacques Prévert par cette poésie de la simplicité, épurée jusqu'à l'extrême qui vise et touche au but sans détour. Fils spirituel de
Jacques Prévert avec une allure de
Charlie Chaplin ! C'est l'image qui me vient pour cet auteur, plutôt pas mal comme filiation artistique...
La forme générale est le poème avec des variations inouïes, tout à fait originales : quelquefois un mot sur chaque ligne comme s'il fallait économiser, prendre le temps de savourer le sens, apprécier la force de la respiration, donner une valeur à chaque idée ; à d'autres moments ce sont des pages hallucinées sans ponctuation en texte italique et caractères droits mêlés. Calme et détermination à exprimer ce qui a du mal à l'être totalement : la grande question du livre : Pourquoi on part ? Les langues se mélangent avec le camfranglais (argot camerounais à base de français, d'anglais et de langues camerounaises) et d'arabe. Curieusement le talent de l'auteur permet de lire sans effort. C'est un concentré de sentiments, il y a peu de détails inutiles, seulement le vécu profond qui seul compte pour le poète. Quand il fait parler sa grand-mère ce sont quelques mots de la langue de celle-ci qui sont choisis, comme un respect à sa culture. J'ai été très impressionné par le poème « La route » quand, au tribunal de l'Histoire, il appelle celle-ci à la barre des témoins.
C'est une lecture passionnante et un livre édifiant, un beau texte en lien avec l'actualité immédiate et à venir – le réchauffement climatique ajoutera bien des déplacements. J'ai eu le sentiment de lire un auteur majeur du moment, le slam prenant sa place dans une poésie réinventée dans la forme pour réenchanter le monde. Un possible retour de la poésie, une vraie bonne nouvelle si elle parvient au plus grand nombre via le pouvoir de diffusion des médias et d'internet, terminant sa mue en livre de cette qualité. Des slameurs sont cités, véritables poètes modernes :
Mc Solaar, Keny Arkana. J'ajouterais pour ma part
Grand Corps Malade et... Capitaine Alexandre, ce dernier étant le nom de scène de
Marc Alexandre Oho Bambe.
En marge de ce livre impressionnant et utile au lecteur, célébrant l'amour de la vie, de la beauté des choses et de certaines personnes, il est émouvant d'écouter la voix douce et fluide, à la clarté musicienne, d'un écrivain, poète et slameur à découvrir absolument si ce n'est déjà fait. Je remercie Babelio et Calmann-Levy de m'avoir mis dans les mains les écrits d'un écrivain-poète qui sera classé d'emblée dans mes auteurs majeurs et dont je vais suivre la production.
J'ai poursuivi cette lecture par un livre de poésie : «
de terre, de mer, d'amour et de feu », édité en juin 2018. Ce recueil de facture plus classique sur la forme, uniquement composé de
poèmes sans emprunts d'autres langues, confirme pour moi l'immense talent de l'auteur.
L'auteur :
Marc Alexandre Oho Bambe est né en 1975 à Douala au Cameroun. Il est le fils d'une professeure de français, de lettres et de philosophie et d'un homme de culture, fonctionnaire et mécène. A 17 ans il quitte le Cameroun pour venir s'installer en France à Lille. Après des études littéraires et d'attaché de presse, il enchaîne les concerts de slam – sous le nom de Capitaine Alexandre –, les livres et les chroniques dans les médias. Son oeuvre, déjà bien fournie, a reçu plusieurs prix et distinctions.
Marc Alexandre Oho Bambe enseigne depuis une dizaine d'années et transmet le goût de la littérature, de la poésie, faisant connaître le slam comme moyen d'expression, invitant à mettre des mots sur les enjeux du monde, à faire preuve de sens critique, de subjectivité et à appliquer les principes de citoyenneté.
******
Avec sur mon blog clesbibliofeel une photo personnelle à partir de la belle couverture bleue du livre et une illustration sonore avec
Mc Solaar, Caroline, en version symphonique ainsi qu'un slam émouvant de capitaine Alexandre, l'auteur de ce livre. A bientôt !
Lien :
https://clesbibliofeel.blog