En cette journée internationale des travailleurs, quelle lecture plus appropriée que celle de "
L'établi" ?
En Septembre 1968,
Robert Linhart, fondateur du mouvement maoïste en France et diplômé de Normale Sup, se fait embaucher chez Citroën pour fabriquer des 2CV, mais surtout pour y faire de l'entrisme, c'est à dire diffuser les idées révolutionnaires auprès des ouvriers. Ce faisant, il va se confronter à la réalité du travail à la chaîne, à laquelle ne l'avaient pas préparé ses théories marxistes-léninistes.
De
Robert Linhart, j'admirais surtout la soeur, Danièle, formidable sociologue. Je déteste les Maos, et si je n'avais pas vu et autant apprécié le film de Mathias Gokalp inspiré de ce livre, je ne l'aurais jamais lu. Et quelle grossière erreur c'eût été ! Car l'intérêt particulier de ce témoignage est qu'il a été écrit en 1978 ; Linhart avait alors suffisamment de recul pour analyser avec une redoutable acuité tout ce qu'il a vécu au cours de son expérience prolétarienne.
Ce livre est donc le récit de ses onze mois passés à l'usine. L'auteur raconte la laideur, le bruit, l'odeur, l'abrutissement des corps, l'engourdissement des esprits, le mépris, la peur, le racisme, la fatigue, le flicage, la résignation, et puis la colère, la révolte, la solidarité, la grève, et la répression patronale. le tableau qu'il fait des "maîtres", blouses blanches, blouses bleues, complets-vestons, est à vomir ; pour autant, les ouvriers ne sont pas systématiquement parés de vertus, et lui-même se remet en question : "Je m'étais rêvé agitateur ardent, me voici ouvrier passif. Prisonnier de mon poste." Parce qu'il n'est pas facile de résister à dix heures de cadences continues.
J'ai été très touchée par l'humilité de cet intellectuel dépourvu d'habileté manuelle qui, sans relâche, oeuvre subtilement à éveiller les consciences ouvrières. J'ai surtout aimé la façon dont, dix ans plus tard, il continue de défendre la classe ouvrière : "Personne ne naît O.S. ; on le devient." (Et je vous laisse découvrir la toute dernière phrase du livre, une pure splendeur). En outre, au-delà du récit, son témoignage est une puissante réflexion d'une rare intelligence sur le monde du travail dans tous ses aspects -et force est de constater que son analyse est toujours d'actualité, qu'elle porte sur l'aliénation du travail, les manipulations managériales, ou même la grève : "Au fond, toutes les grèves se ramènent à ça. Montrer qu'ils n'ont pas réussi à nous briser. Que nous restons des hommes libres."
C'est donc un ouvrage remarquable, d'une profonde humanité, une démonstration implacable de ce qu'est réellement la lutte des classes. Je suis sortie bouleversée de cette lecture et plus riche de connaissances sur le monde ouvrier. En cela, le livre est bien supérieur au film, pourtant très réussi.
Et je ne regarderai plus les sympathiques deudeuches de la même façon, désormais.
Bonne fête du 1er Mai à tous !