Dans une postface à l'édition française de
PETERSBOURG ( L'Âge d'Homme - 1967), le critique
Georges Nivat définissait parfaitement le sentiment que le lecteur peut avoir en refermant le roman stupéfiant d'
Andréi Biély : celui de quelqu'un qui «se dégage avec peine d'un prodigieux univers cérébral où quelque force maligne aurait voulu l'engluer»!
Faux-feuilleton diaboliquement orchestré, conçu et construit tout en tension de forces – comme le serait, en peinture, un tableau cubiste - , si bien que le fond figuratif de la narration semble s'éclipser assez souvent pour céder la place à des développements en lignes de fuite (à l'instar de la célèbre «perspective Nevski», l'un des motifs récurrents et obsédants du roman..), à des descriptions de l'environnement ou de la nature aux teintes surprenantes (des brouillards et des nez verdâtres...), ou encore à d'étranges figures géométriques,
PETERSBOURG, il est vrai, pourrait provoquer chez le lecteur inaverti un véritable électrochoc esthétique et, le cas échéant, le rebuter, à l'instar de certaines expositions cubo-futuristes ou constructivistes de l'école russe du début du XXe siècle :
«C'étaient toujours les mêmes maisons qui s'élevaient, toujours les mêmes flots humains qui s'écoulaient, les mêmes flots gris, toujours les mêmes brouillards jaune, jaune sale, verdâtres. Des visages soucieux se hâtaient. Les trottoirs chuchotaient, bruissaient, dominés par la meute des géants de pierre, les édifices. À leur rencontre accouraient les avenues. Et la surface sphérique de la planète semblait enserrée, comme des anneaux serpentins, par les cubes noirâtres des maisons. Et le réseau des avenues parallèles, se coupant et se recoupant, multipliant surfaces et cubes, s'élargissait en mondes innombrables : un carré par habitant. »
L'action du roman, qui se déroule en une unité temporelle en apparence très resserrée (comme dans tout bon feuilleton digne de ce nom!), créera par moments également chez le lecteur une sensation de distorsion, comme si le temps avait été subitement redimensionné, étendu ou démultiplié, comme si là aussi, en définitive - ainsi que le soupçonne l'un de ses personnages-, «le réel [n'était] fait que de reflets mouvants».
Le récit s'ouvre pourtant sur le réveil, un matin, du vieux sénateur Apollon Apollonovitch, et se termine au bout d'une longue nuit convulsive (du même jour..?). Inaugurée par un bal masqué endiablé, la soirée se poursuivra pour ses protagonistes en une déambulation interminable à travers la ville de
Pétersbourg, devenue miroir vivant de leurs obsessions, de leurs délires et de leurs embardées erratiques, jusqu'à ce que le point du jour vienne enfin faire tomber leurs masques. Nuit fatidique de septembre 1905, nuit de folie, de fureur et parfois de sang, vingt-quatre heures qui seront déterminantes en tout cas pour l'avenir du sénateur Apollon Appollonovitch, et de son pathétique «fiston», Nicolas Appollonovitch, jeune étudiant féru de philosophie kantienne, personnage dostoïevskien dans l'âme, à la fois «dépossédé» de lui-même, de ses origines, et «possédé par des forces occultes», emblématique par ailleurs des arrachements exaltés d'une composante progressiste et éclairée de la société aristocratique russe de l'époque qui conduiront, hélas, certains de ses meilleurs représentants à un implacable nihilisme.
Mais quelle serait en fin de compte l'origine de cette « force maligne» incontrôlable qui dans le roman semble s'emparer de la ville de
Pétersbourg et de ses habitants? Avant d'investir à son tour Moscou, Woland aurait-il fait un passage surprise, incognito, dans la capitale impériale de Pierre le Grand, caché à la vue de tous, quelque part au long de la perspective Nevski?
Cette nuit fatidique de septembre, il ne faut pas l'oublier non plus, se déroule dans un contexte historique véritablement bouillonnant, celui de la première révolution russe de 1905. Biély l'aura située chronologiquement entre l'immense traumatisme laissé par le «Dimanche Rouge» (9 janvier 1905) au cours duquel les troupes impériales avaient tiré sur la foule qui marchait vers le Palais d'Hiver, et les grandes manifestations et grèves générales ayant progressivement embrasé l'Empire russe tout au long de l'année, jusqu'à la signature par le tsar du Manifeste d'Octobre 1905, un mois donc après cette nuit infernale.
L'agitation politique et les événements dramatiques de la révolution de 1905 ne seront cependant évoqués qu'indirectement, en filigrane, lointaine toile de fond dans
PETERSBOURG. Ce qui intéresse Biély c'est, semble-t-il, plutôt de chercher à rattacher le domaine de l'intime, de la subjectivité et de l'inconscient de ses personnages, à la sphère du public et aux catastrophes qui s'y préfiguraient, de relier les manifestations de l'infra-personnel, de leurs «jeux cérébraux» et de leur folie, aux soubresauts de tout le peuple russe et à l'aliénation de ses classes dirigeantes, de faire passer, pour ainsi dire, en génie visionnaire, le matérialisme dialectique et le réalisme socialiste monolithiques qui allaient s'emparer de la littérature soviétique quelques années plus tard, par le minuscule chas de cauchemars irréductibles, singuliers, individuels:
"À cette époque il avait été amené à développer la théorie paradoxale d'une inévitable destruction de la culture. La période de l'humanisme attardé était terminée. L'histoire n'était plus qu'un roc effrité. C'était le début d'une époque de saine barbarie qui montait du fond populaire, qui déferlait aussi des hautes couches de la société (...) À cette époque, Doudkine avait prêché qu'il fallait brûler les bibliothèques, les universités, les musées; il avait salué la mission mongole (par la suite il avait eu peur des Mongols!)."
Toujours dans sa brillante postface au livre,
Georges Nivat cite à ce propos une phrase très éloquente, extraite de la correspondance d'
Andréi Biély au moment de la rédaction de
PETERSBOURG (1911). L'auteur, hanté lui-même sa vie durant par des accès de folie plus ou moins importants, qu'il réussira malgré tout à dépasser à chaque fois, en grand partie selon ses propres mots, grâce à l'exercice de la littérature, écrivait ainsi à
Alexandre Blok : «J'ai trouvé un réconfort dans la constatation que mon destin personnel, inhumain et abject entre 1906 et 1908, est le reflet d'une hallucination projetée sur toute la Russie».
Pour reprendre enfin une image géométrique (qui aurait certainement plu à l'auteur…), j'espère avoir réussi à vous faire ressentir qu'on ne doit surtout pas s'attendre ici à une lecture au déroulement «rectiligne»… le livre plutôt à l'enroulement spiralé de Biély est à
Pétersbourg ce que le plus célèbre roman de
Boulgakov serait à Moscou une vingtaine d'années après. Tout au long de ma lecture de
PETERSBOURG, même si les deux livres sont au fond très divers, et que ma lecture du roman de
Boulgakov commence à dater (je devrais d'ailleurs incessamment songer sous peu à le relire!!!), je n'aurai pas cessé de penser à l'immense
LE MAITRE ET MARGUERITE. Voilà deux chefs-d'oeuvre, me dis-je, complètement personnels et inclassables, situés de mon point de vue bien au-delà de ce qu'une certaine critique littéraire a pris l'habitude d'appeler «prose ornementale russe»- apolitique et/ou allégorique – ce qui en l'occurrence me paraît largement insuffisant à circonscrire la portée et l'originalité de ces deux grands romans.
"Jeux cérébraux" risqués, du côté des personnages mais aussi de l'auteur qui avoue par exemple au lecteur interloqué, en avoir oublié certains en cours de route, ou bien être dans l'incapacité totale de décrire une pièce où l'un d'eux aime s'isoler… ; atmosphères inquiétantes mêlant savamment réalité et éléments oniriques, toujours à la limite du fantastique mais sans néanmoins s'y abandonner complètement ; roman galvanique, forgé dans une langue tendue et virtuose, convoquant à tour du rôle le poétique et le grotesque au travers d'images parfois aussi incongrues à première vue qu'expressives et drôlement précises en fin de compte (telles par exemple, celle de lèvres qui tressaillent comme «des pattes de grenouilles disséquées, lorsqu'elles touchent des fils électriques» ; ou bien cette pluie «impatiente de jacasser et zézayer, faisant frisotter de petites bulles froides sur les flaques glougloutantes», ou encore l'entaille provoquée par un coup de poignard dans le dos d'un personnage «s'ouvrant telle la peau lisse du porcelet en gelée servi avec du raifort» (!) - pour n'en citer que quelques occurrences...) - font de
PETERSBOURG une expérience de lecture unique, envoûtante et absolument renversante, que je ne conseillerais toutefois, à l'instar de Nivat, qu'aux vrais amateurs d'univers cérébraux, prêts à s'y laisser engluer... Un pur régal!