Le racisme, pour moi, est le fruit de l’ignorance ou de l’imbécillité. Au choix. Ou des deux ensemble. Quand les Français de France accusent les immigrants d’être différents d’eux, c’est qu’ils ne nous connaissent pas. Nous sommes pareils à eux dans tout ce qui est important. Moi, par exemple, j’aime ma femme, j’aime mes enfants, j’aime travailler en paix et honnêtement. J’ai un cœur, j’ai des intestins. Je crois en Dieu, même si je l’appelle Allah. Est-ce que je ne suis pas comme tous les Français? Ils nous accusent de manger leur pain. Mais qui ramasserait les ordures, qui construirait les routes, qui ramonerait les cheminées sans nous? Est-ce que nous volons le pain que nous mangeons?
Certains aussi te font de la propagande pour que tu adhères à leurs syndicats ; et si tu refuses, ils te traitent de jaune. Mais leurs syndicats, je m’en fous. D’abord, parce qu’ils font beaucoup trop de politique, tantôt à propos du Vietnam, ou des élections, ou de l’armée, ou de la police. Moi, je ne suis pas politisé. Je suis venu en France pour gagner ma vie et celle des miens, avoir un peu de confort et de bien-être, un point c’est tout. En plus, leurs syndicats ne sont pour nous qu’une autre forme d’exploitation. Nous, émigrants, apportons nos cotisations, nous apportons notre nombre en cas de conflit ; eux ne nous apportent rien. Nos problèmes particuliers ne les intéressent pas. Ils réclament des augmentations de salaire, l’amélioration des conditions de travail, d’accord ; mais ça, c’est pour eux, pas pour nous. Même si nous en bénéficions, c’est provisoirement, puisque nous sommes faits pour flotter. Et quand on rouspète, les copains de travail reprennent les mots mêmes de nos patrons : « Si t’es pas content, retourne chez Franco ! »
J’ai toujours aimé la récolte du houblon, à cause des bons casse-croûte, à cause aussi de la gaieté de la compagnie. En français et en flamand, on chantait, on se racontait des histoires un peu raides, que l’on comprenait ou devinait. Les filles n’étaient pas en retard pour parler et pour rire. On passait ainsi d’une ferme à l’autre. Cela durait un mois environ. Les employeurs nous payaient tant la ligne, plus la demi-nourriture, c’est-à-dire qu’à chaque repas ils nous faisaient servir la soupe et les légumes et nous achetions nous-mêmes le pain et la viande. Mais beaucoup de Franchimans la remplaçaient par des pommes de terre, qui coûtent moins cher et bourrent davantage. Le temps des grosses beuveries était passé.
— Ils ont pourtant choisi la France !
— Choisi la France ! Vous nous faites rigoler ! Là-bas, en Algérie, il y avait des conflits entre tribus, ou entre familles, des vengeances à assouvir. Alors ils ont choisi ceux qui leur semblaient les mieux armés, pour pouvoir perpétrer leurs vendettas. D’autres viennent de l’armée : ils avaient choisi les soldes, les allocations familiales et tous les avantages qui s’ensuivaient. Ne dites pas qu’ils ont choisi la France. Leurs compatriotes ont raison de les considérer comme des traîtres. Même de Gaulle les méprisait. Un jour, devant un de leurs délégués, il a dit : « Eh bien, que voulez-vous! Il faut que vous souffriez ! » Des Français comme ça, on n’en veut pas. »
Les adultes aiment se réunir pour boire du café, pour jouer aux cartes et aux dominos. Ils jouent aux cartes et aux dominos depuis treize ans. Ou bien, accroupis à l’abri du vent, au pied des baraques, ils fument, ressassent leurs souvenirs, ruminent leurs rancœurs. Ils n’ont plus même envie de sortir de ces lieux maudits. Par une sorte de vertige du malheur, ils s’enfoncent dans leur situation ignominieuse, abandonnés des autres et d’eux-mêmes, jouissant amèrement d’une ingratitude qu’ils ne sont pas sûrs, au fond, de n’avoir pas méritée. Plusieurs me font tâter leurs cicatrices, les éclats de grenade qu’ils ont gardés dans le corps, leurs côtes cassées par les tortures du F.L.N.
A l'occasion du centenaire de l'écrivain auvergnat Jean Anglade, les éditions Presses de la Cité proposent un cycle de lectures dans la régions. Elles ont confié à "Acteurs, Pupitres et Compagnie" la mise en place de ces lectures et la sélection des extraits de textes parmi les plus remarquables de Jean Anglade.
En savoir plus : http://bit.ly/1KPtMBy
Sa première ?période bleue? de romancier social des années 50 à 70, sera particulièrement mise en lumière avec ses oeuvres plus littéraires (Des chiens vivants) puis ses textes populaires dans sa veine auvergnate à partir de 1969 (La pomme oubliée). Ces lectures donneront à découvrir ou redécouvrir un grand auteur qui a su fédérer un public nombreux, fidèle, transgénérationnel. Il est un homme aux valeurs humanistes et son oeuvre considérable aborde des genres et des sujets très différents: romancier, essayiste, traducteur (de Boccace et de Machiavel), biographe, mais surtout intarissable conteur, Jean Anglade est l?auteur d?une centaine d?ouvrages.
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