Carpentier réalise ici ce que peu, très peu d'auteurs latino-américains osent faire: décrire la réalité. Malheureusement, les romans connus de certains auteurs de ces contrées lointaines nous présentent trop souvent un monde vert empli de jungle et de singes, perroquets et autres serpents arboricoles, parsemé de quelques villes à l'architecture coloniale, habité par une aristocratie bienfaisante et généreuse qui prend pitié des indios et des noirs.
Loin de cette littérature inoffensive et mensongère, le recueil de Carpentier, reprenant et approfondissant certains épisodes déjà abordés dans
la Harpe et l'ombre, assume pleinement cet héritage de violence et d'aveuglement, de massacres et de pillage qu'on appelle faussement la Conquête.
À commencer par les encomiendas, ce merveilleux outil à écraser les hommes, qui sera la politique officielle de tout un continent: esclavage de masse, déportation massive, bûchers offerts aux dieux cannibales des européens, destruction de cultures trois fois millénaires. Mais le nouveau système politique implanté par l'envahisseur étranger ne se suffit pas à lui-même: il attirera tous les bandits, voleurs, violeurs et meurtriers de l'Europe, y voyant un gain facile et une façon d'échapper à la justice. Et tout cela, bien sûr, au nom de ce fondamentalisme chrétien fanatique qu'on appelle église catholique, les pires atrocités de l'histoire seront commises sur une durée de trois siècles.
Heureusement, Carpentier ne détourne pas le regard quand vient le temps de fouiller les poubelles de l'histoire. Même avec de courts récits, il s'autorise à affronter la réalité et à remettre un peu de vérité dans ce fouillis qu'on appelle malencontreusement littérature latino-américaine.