« Détruire une personnalité malade pour construire une personnalité aussi libre que possible, de nouveau socialisée, capable de choix, d'affirmation, de refus,… bref, d'autonomie » (p.153). Cette phrase par laquelle, dans la bande dessinée,
Frantz Fanon décrit aussi bien l'exigence de sa pratique psychiatrique que son projet politique de désaliénation des colonisés définit parfaitement la complexité d'une vie et d'une oeuvre mêlant sans cesse l'horizon médical au combat pour la libération des peuples dominés. le
Frantz Fanon, écrit par
Frédéric Ciriez (dont on connait le joyeux talent de romancier !) et dessiné en lignes claires d'une grande finesse par
Romain Lamy, tout juste paru à La Découverte, constitue le meilleur des hommages au destin fulgurant et à la réflexion radicale du penseur révolutionnaire. En août 1961, alors qu'il est déjà gravement atteint par la leucémie et ne survivra plus que quelques mois,
Frantz Fanon débarque à Rome, où il vient demander à
Jean-Paul Sartre, qui séjourne alors dans la ville en compagnie de Simone de Beauvoir et de Claude Lantzmann, une préface pour
Les Damnés de la Terre, dont la parution est imminente chez Maspero. La bande dessinée nous offre le compte-rendu, particulièrement vivant et nourri des idées brillantes des deux interlocuteurs, de ces trois jours de rencontre.
Frantz Fanon défend sa pensée comme il raconte sa vie, évoque son parcours heurté de médecin psychiatre, ses difficultés à imposer ses pratiques nouvelles dans un milieu médical qui lui est souvent d'autant plus hostile quand il n'aime pas la couleur de sa peau. Il déploie surtout les idées qu'il a développé dans
Peau noire, masques blancs (1952) et celles qui tissent l'argumentation du nouveau livre,
Les Damnés de la Terre, cri de colère contre l'exploitation de tous les dominés de la planète et puissant manifeste anticapitaliste. Il fustige devant
Sartre la notion de « négritude », et s'il admire
la poésie de
Senghor et
Césaire, condamne leur trop facile acceptation d'une certaine non-violence. le ton du dialogue entre les deux penseurs tient souvent de la joute intellectuelle passionnée, parfois peu amène, voire brutale, mais le respect et l'admiration réciproque l'emportent, et Fanon peut confier, rassuré, la rédaction de la préface souhaitée à
Sartre. « Fascinant ! de la psychiatrie à la lutte pour l'indépendance, Fanon envisage la révolution comme un soin » (p.32), commente intérieurement à un moment
Simone de Beauvoir, spectatrice engagée dans l'échange, et elle résume peut-être ainsi au mieux toute le moteur de la théorie du psychiatre militant révolutionnaire, dans son désir de soigner le monde et l'humanité si gangrénés par des siècles de racisme et de colonialisme. A l'heure du retour en force des problèmes d'identité et de la question de la légitimité de la parole dans les débats, à l'heure de Black Lives Matter et de la découverte de la prégnance de l'empreinte coloniale, toujours si insidieusement active dans notre réalité, la BD de
Frédéric Ciriez et
Romain Lamy est bienvenue, qui redonne à cette voix de Fanon (et accessoirement à celle de
Sartre, parfois si injustement décriée, au profit de celle de Camus, dans l'oubli du contexte de l'époque) toute sa puissance. Merci à l'auteur et à l'illustrateur de l'avoir si brillamment ressuscitée !