Les deux premiers ouvrages de Daniel Cohen avait fait connaître au grand public cet économiste discret et brillant. En particulier, Richesse du monde, pauvretés des nations, publié début 1997, en plein débat sur la mondialisation, proposait une réappréciation sereine de l'impact de la globalisation financière sur nos économies.
Il revient en 2000 avec un petit essai stimulant dont l'ambition n'est rien moins que de percer les clés de «
nos temps modernes». Notre époque, soutient-il ironiquement, n'est pas menacée par la fin du travail. Au contraire, c'est la surcharge de travail, le «travail sans fin» que doit craindre l'individu.
Daniel Cohen analyse le malaise contemporain comme un «décalage» (p. 33) entre l'économie et la société. Il plonge ses racines dans la crise de mai 1968. En mai 1968, «les jeunes récusent le monde de leurs parents» (p. 39). Ils rejettent en bloc le système fordiste qui, en son temps, eut le mérite de faire rentrer les masses illettrées du XIXème siècle dans les usines du XXème siècle (et donc de corriger le «décalage» qu'avait fait naître la Révolution industrielle), mais qui, en déshumanisant le travail, n'offrait pas aux hommes «une signification qui les porte» (p. 39). Les baby-boomers hédonistes entendent, l'informatique aidant, imposer une organisation du travail plus libre. Avec le toyotisme, la souplesse et la polyvalence sont substituées à la spécialisation et à la hiérarchie prônées en son temps par Taylor. La révolution toyotiste répond à la fois aux progrès de la robotique qui déqualifie le travail posté et aux frustrations d'une main d'oeuvre qu'abrutissait le travail à la chaîne.
Le toyotisme explique comment le travail s'est sorti du piège productiviste que lui tendait le fordisme. Loin de prendre le travail de l'homme, la machine (l'ordinateur après la machine à tisser) a «offert à l'homme de faire plus de choses» (p. 140). Mais la plus éclatante réfutation des théories sur la «fin du travail» ne se trouve pas du côté de l'offre mais de la demande. Si le travail n'est pas condamné à disparaître, c'est non seulement parce que les robots ne remplaceront jamais tout à fait l'homme dans sa tâche de production - ou, pour reprendre la métaphore aristotélicienne, parce que la navette ne courra jamais d'elle-même sur la trame - mais surtout parce que l'homme consommateur se crée toujours de nouveaux besoins.
La thèse traditionnelle du «déversement» soutient que le travail humain, après s'être «déversé» de l'agriculture à l'industrie, puis de l'industrie aux services, est en voie de tertiarisation. Mais cette lecture est trompeuse. Daniel Cohen montre que les activités liées, directement ou indirectement, à la production d'objets matériels emploie, en 1920, comme en 1990, en France comme aux États-Unis, la même proportion de la population active. Il en va de même du secteur de l'intermédiation (commerce, banques, assurances). La grande mutation de l'emploi au XXème siècle est dans l'agriculture - qui n'emploie plus personne - et dans les services sociaux (éducation, santé) qui, épargnés par le machinisme et plébiscités par les consommateurs, deviennent les principaux pourvoyeurs d'emplois.
Pour illustrer autrement que le chômage n'est pas une fatalité qu'expliquent les progrès techniques, Daniel Cohen imagine une île déserte où seraient exilés l'ensemble des chômeurs que compte un pays. On n'imagine pas, nécessité faisant loi, que cette population oisive le reste longtemps. Chacun, utilisant ses compétences, ou développant les compétences dont la société a besoin, trouverait vite à s'employer. CQFD : le chômage n'est pas un solde, entre une offre de travail et une demande de main d'oeuvre bornée par les progrès techniques, mais le produit d'un rapport social. La seule question qui vaille est celle que pose Daniel Cohen : «qu'est-ce qui permet aux chômeurs de trouver un emploi lorsqu'ils sont séparés du reste de la société et de devoir rester inactifs lorsqu'ils sont mêlés à celui-ci ?» (p. 123).