(lu en traduction)
Comme toujours avec Crichton, la lecture est fluide, le style efficace, malgré un bon million de digressions techniques qui ne nous ennuient jamais mais, au contraire, nous gorgent de savoir.
Michael Crichton est un incorrigible bavard, qui ne s'éloigne du récit qu'en apparences, épaissit son contexte mais y revient vite, en même temps qu'il est un formidable vulgarisateur. Vous ne pourrez pas refermer ce livre sans avoir compris comment se décident les homologations des avions de ligne, ni sans une idée de la façon qu'ont les ailes de maintenir les gros porteurs en équilibre au-dessus de nos têtes. D'une page à l'autre, avec des chapitres assez courts pour toujours nous relancer l'idée de s'en lire un petit dernier, on se laisse emporter avec plaisir dans les complots et les coups fourrés qui secouent le monde de l'aviation, ses politiques contraires et ses grosses ventes. Quelques scènes que l'on qualifiera "d'action" faute de mieux, un peu gratuites, gênent cependant la cohérence de l'ensemble ; on les voit venir à des kilomètres, et pourtant elles tombent toujours comme un cheveu dans la soupe. Alors on l'enlève, on le jette, on l'oublie et on en reprend une cuillère.
Nous, Européens, avons ici le mauvais rôle et il faudra réfréner nos cocorico! puisque l'auteur s'est choisi notre chère Airbus comme adversaire, même si Beoing se prend elle aussi quelques taquets ici ou là, indolores pour la plupart. C'est nous les méchants. D'habitude, nous ne sommes pas tellement dérangés de voir les Américains s'auto-flageller, bien au contraire ; on leur laissera donc, l'instant d'une récréation de 400 pages, profiter de leur patriotisme. C'est que Crichton s'est retroussé les manches pour ce roman-ci, a glissé ses gros pieds dans ses grosses santiags, leur museau pointu et à l'affût de fesses à fesser, et a décidé de jouer franc jeu la carte du chauvinisme, quitte à se décomplexer. Lancé pour lancé, il en profite pour se faire de nouveaux ennemis. Clairement, Crichton cherche la bagarre. Particulièrement avec les journalistes d'investigation et les grandes chaînes de télé, deuxième sujet majeur du livre, qui finit par prendre autant de place que l'aéronotique ; l'auteur finira par confronter ces deux mondes, et a clairement pris parti dans la bataille. A la sulfateuse, aux poings ou à coups de dents, il déclare une guerre sans merci aux télévisions, en grossissant le trait, souvent avec méchanceté, parfois avec humour, à l'occasion avec poésie. Sans pitié, sans remords non plus, il ne manque pourtant pas de sagesse pour décrire les limites d'un système rendu fou de ses dérégulations où l'image, le sensationnel et l'émotion ont pris le pas sur l'information. La sentence est peut-être un peu forte, ce qui ne la prive pas de tomber fort juste, et Crichton réussit à si bien nous plonger dans la peau d'un interwevé désarçonné qu'il nous aide à comprendre certains des faux pas commis par les victimes des micros et des caméras, à les pardonner peut-être. L'auteur s'étonne aussi des dérégulations survenues dans le monde aéronotique, dont on a complètement desserré la ceinture à l'heure de la rédaction de
Turbulences ; on tient là le deuxième cheval de bataille du livre : l'inarrêtable aptitude qu'a la bêtise à grossir jusqu'à occuper tout l'espace qu'on lui laisse ; aussi, plus on repoussera les limites de son champ d'action, plus elle s'étendra. Crichton milite pour une règlementation plus forte, dans à peu près tous les domaines.
Ce parti pris est malgré tout assez consensuel pour ne pas gêner la lecture, d'autant qu'il vise des ambulances sur lesquelles on ne se lasse pas de tirer ; au contraire, il décuple nos frissons, nos frustrations et notre plaisir à voir les évènements s'enchaîner comme on l'espérait, le cas échéant. Encore un bon moment passé en compagnie d'un bon livre, qui nous aura beaucoup appris, fait penser et surtout diverti. N'allez surtout pas le dire à Crichton, il reviendrait de sa tombe pour vous briser les reins, mais son bouquin a les vertus d'un documentaire palpitant, scénarisé et...subjectif à l'extrême.