"Il n'y a pas à se demander ce que signifie la vie.". Une phrase-point d'orgue située à moitié d'ouvrage. La musique de Dhôtel, évidemment inaoubliable. Mais notre siècle nouveau semble parfois amnésique. Ce dixième roman de Dhôtel, publié chez l'éditeur Gallimard en 1952 est le dixième d'une déjà impressionnante production de "conteur oriental" (précisons : des Ardennes) : "Bernard le paresseux" n'a pas exactement tous les charmes de "Campements" (1930), "Le village pathétique" (1943), "Nulle Part" (1943 - et un authentique premier chef d'oeuvre !), "Les rues dans l'aurore ou les aventures de Georges Leban" (1945), "David" (1947/1948), "Ce jour-là" (1947), "Le plateau de Mazagran" (1947), "Ce lieu déshérité" (1947 - qui fut son premier court "roman grec"...), "Les chemins du long voyage" (1949) et "L"homme de la scierie" (1950).
"Bernard le paresseux" marque - peut-être ? - un tout petit creux d'inspiration (et parfois de crédibilité) avant la réussite manifeste de son gros roman suivant : "Les premiers temps" (1953) [ouvrage dont je produisis naguère l'unique critique babélienne, évidemment enthousiaste...] puis de deux opus aujourd'hui méconnus : "Le maître de pension" (1954) et "Mémoires de Sébastien" (1955) qui précédèrent cette révélation romanesque que fut "Le Pays où l'on n'arrive jamais" (1955) - révélation pour le "grand public" des adultes et des enfants d'alors [Prix Femina] ! Les enfants puis "ados" Gaspard Fontarelle et Hélène Drapeur, le bourg de Lominval, les ruades du Cheval Pie et tout le "Grand Pays" venaient de naître à l'immortalité...
Mais (me dis-je) : "Quand doncques nos tant hardis lecteurs de Babelio arriveront-ils MASSIVEMENT au beau Pays de Dhôtel ?" On se le demande... De nouvelles générations de lecteurs découvriraient alors l'existence d'un tout autre Pays [certes "ancien" mais fort étendu] que l'habituel marigot du "Tout-bien-Surligné-pour-mal-comprenants" (en sa portion trashy/dépressive "Angot-Beigbeder-Despentes-Houellebecq-Laurens" ou sa section anecdotique/mignonnette "Foenkinos/Nothomb/etc.").
Ce Dhôtel est un acrobate et un musicien. Les personnages qu'on penserait "secondaires" ici pullulent : ils remplissent tous une fonction d'étayage et d'empathie (tel le choeur des tragédies d'Eschyle) dans le changement de trajectoire des "héros" et la mue des sentiments unissant nos deux principaux protagonistes... Bernard Casmin et Estelle Jarraudet (aux noms évidemment magnifiques) se détestent en effet depuis leur première rencontre dans les bureaux de la "Maison Jarraudat - Draps et Tissus"... On ne s'attend évidemment pas à l'évaporation finale des tourtereaux sous la surface des eaux de la rivière gelée... Mais sont-ils bien morts ?
On se les remémorera les soirs d'hiver devant un feu de bûches dans l'auberge du col de Jarix... exactement comme le feront Corioux, le crieur des ventes au enchères à barbiche soignée, Bromichet le bucheron-homme à tout faire, Samidel son acolyte malingre, Paradis le réparateur de porcelaines, ou encore le jeune Gaston (futur virtuose) et Mlle Gorce qui l'élève. On parlera encore du joli couple disparu (en sa prime jeunesse) au café Terminus - face à la gare de Bautheuil, bien sûr ! - en allant s'informer à la table de Blaiseau, ou encore en parlant au balcon avec Escoblat, ce vieux roublard de voisin qui attend que "la Maison Jarraudet" face à lui s'effondre, ou encore chez Mme Charles (qui se souvient encore du craquement soudain des glaces de la Doune)... et on évoquera même (chez les Darois, par exemple, avec cette bavarde de Noémie) le souvenir de Mariette et Roger Lance, partis avec leurs parents "aux colonies" à Madagascar... car Mariette fut le premier amour (ébloui) de Bernard le disparu...
On évitera soigneusement ce vieux fou de Michel, le garde-chasse des Jarraudet, qui rôde dans le domaine - fusil toujours chargé...
Ah, mais l'auberge (misérable) du col de Jarix prise dans la tempête de neige... ou le seul nom de "Gaspard de Chaunes" ou de "Mme Echeboux de Rosnières"...
Comme dit mon voisin ariégeo-portugais : "Au moins, [un tel] y se prend pas la tronche !"... Et je me dis qu' "un tel" pourrait bien être Dhôtel. Car Dhôtel n'avait ni "le melon" ni "la pastèque", et - tiens, en serait-ce la conséquence ? - "Dhôtel dure"... [pas de jeu de mots, cherchez pas !] ... je veux dire : ses livres increvables.
Ses livres - et son art discret - nous émerveillent toujours !
Reflets du bracelet aux améthystes d'Estelle retrouvé dans la vase, après la débâcle des glaces sur la Doune matinale...
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