Ce livre de SF allemande est un véritable chef d'oeuvre.
Combinant de façon originale science-fiction et obscurantisme médiéval, il touche du doigt l'absurdité des caprices des hommes puissants, leurs conséquences tragiques, la puissance de l'emprise et de l'endoctrinement dont les peuples ont du mal à s'extirper même lorsque le pouvoir despotique n'est plus, tant ce pouvoir laisse une empreinte profonde dans l'âme même de ces peuples serviles.
Sur la planète Gheera, planète recouverte essentiellement de déserts et de steppes, toute l'activité tourne autour de la confection de tapis de cheveux. Économie, système fiscal, acheminement, la société est organisée autour de la vente des tapis qui constitue la ressource essentielle des familles, la dote de toute une vie. D'imposants tapis de cheveux…imaginez comme la vue de l'un d'entre eux doit être saisissante. A l'échelle d'une planète, sur des générations, cela représente
des milliards de tapis de cheveux…c'est monstrueux. Des tapis de cheveux humains. Des cheveux de femme. Cheveux noirs, blonds, bruns et roux entrelacés, tissés extrêmement serrés en une multitude de motifs géométriques. le tisseur commence par tisser les grandes lignes de son tapis dans une teinte déterminée par les cheveux de sa première femme, puis les différentes concubines qui arrivent ensuite apportent les nuances à l'ensemble. le pourtour est brodé de poils bouclés prélevés sur les aisselles des femmes. D'où l'importance d'avoir des filles dans cette société et surtout un fils, mais un seul fils, qui ensuite poursuivra la tradition. Ainsi un nouveau-né garçon est tué si le tisseur a déjà un fils.
Un tisseur y travaille toute sa vie tant la réalisation est complexe, en utilisant exclusivement les cheveux de ses femmes. Finissant quasiment aveugle, le dos vouté, les doigts raidis par l'âge, sa satisfaction est d'imaginer son tapis, le tapis de toute une vie, décorer le palais impérial. le tissage jour après jour, noeud après noeud, représente un ensemble de gestes tournés exclusivement vers l'empereur. de façon immuable, chaque geste, chaque noeud délicat de ces fils quasi invisibles, lui est dédié. L'emprise sur les corps et les coeurs est totale, régnant depuis des millénaires et des millénaires sur l'humanité éparpillée sur différentes planètes. Et malheur à celles et ceux qui ne portent pas intimement l'Empereur en leur coeur, le malheur s'abattra sur lui. Mantras parmi d'autres que chaque citoyen connait et récite depuis l'enfance. La réalisation des tapis répond à des motivations quasi religieuses, religion d'État en quelque sorte. C'est une activité sacrée. Il est également de notoriété, appris et récité, que c'est l'Empereur qui fait briller les étoiles et le soleil.
Les chapitres s'égrènent sous nos yeux effarés…ce sont véritables uppercuts…Je me suis surprise à maintes reprises à fermer les yeux pour ne pas voir surgir le sort funeste…Nous découvrons des vies brisées, des vies violentées, étouffées, par cette société où le pouvoir de l'empereur, devenu Dieu, où les traditions ancestrales, cadenassent toute vie. Il est interdit de remettre en cause cet ordre immuable sous peine d'être jugé d'hérésie et de se faire lapider, interdit de choisir son destin. Et surtout, au fur et à mesure des chapitres, nous nous demandons comment est-ce possible…tout ça, toute cette souffrance, pour la décoration du palais impérial que personne n'a même jamais vu sur Gherra, le palais étant situé sur une autre planète… ? Comment un Empereur peut-il imposer cela pendant des millénaires, d'aussi loin ? La folie des hommes de pouvoir les transforme-t-elle en dieux, des dieux assis sur l'obscurantisme et l'ignorance de leur peuple, les maintenant ainsi en servitude.
« Nous avons acquis le pouvoir, nous l'avons conservé et goûté sans retenue. Nous avons mené des guerres, opprimé et exterminé des peuples. Nous avons constamment imposé notre volonté, sans aucune pitié. Nul n'osait nous résister. Auprès des cruautés que nous avons commises, tous les épisodes de l'Histoire ont l'air de gentils contes pour enfants. Des cruautés que notre langue ne peut même pas nommer et qui défient l'imagination la plus folle. Et personne n'a pu mettre un terme à nos exactions. Nous avons baigné dans le sang, et aucun éclair ne nous a terrassés. Nous avons entassé des montagnes de crânes, et aucune puissance supérieure ne s'est opposée à nous. Nous avons versé des torrents de sang humain et aucun dieu n'est intervenu. Alors nous avons décidé que nous étions nous-même des dieux ».
Pourtant des rumeurs de renversement de l'Empereur commencent à se faire entendre…simples rumeurs ou vérité ? La toute fin du livre nous donne toutes les clés, toutes les explications de cet artisanat à la fois si fascinant et si monstrueux, et cette fin est grandiose, elle est venue me happer. J'ai fini le livre abasourdie, bouche-bée. Une fin vraiment magistrale. Qui plus est l'écriture de
Andreas Eschbach est fluide, belle, parfois poétique, ce qui ajoute au plaisir de lecture.
« La maison se tenait là, toute de guingois, blanchie et rongée comme le crâne d'un animal mort depuis des années. Des cavités noires de ses fenêtres, elle semblait fixer avec attention la jeune femme qui, épuisée, se tenait sur le pas de la porte soigneusement balayé et regardait autour d'elle, indécise ».
Cette histoire touchante, originale et bien écrite, est une dénonciation implacable et brillante des hommes de pouvoir devenus dictateurs, guides spirituels, rois. Leur tyrannie fait sombrer dans l'absurde toute société, leur vengeance et leur vanité nous montre à quel point toute vie est dépourvue de sens. Une SF douce et poétique à la dénonciation politique virulente, accessible à tous. Un livre que je ne suis pas prête d'oublier !