Parfois, il suffit d'une critique, d'une citation pour nous mener vers un roman auquel on n'avait pas prêté attention jusqu'alors. C'est le beau billet d'Afriqueah accompagné d'une citation qui m'ont donné envie de découvrir «
Les travailleurs de la mer ». Merci Francine, quel beau moment de lecture grâce à toi !
Pour cette lecture, j'ai voulu une édition qui contenait les gravures dessinées de la main de l'auteur.
Les éditions Omnibus proposent un superbe travail éditorial en enrichissant « Les travailleurs de le mer » d'une préface de
Claude Aziza, suivie de «
L'Archipel de la Manche », un texte de l'auteur qui permet de une première plongée dans l'atmosphère des îles anglo-normandes du XIXeme siècle.
Les dernières pages nous offrent de magnifiques
poèmes marins, ainsi qu'un dictionnaire permettant de faire plus ample connaissance avec
Victor Hugo alors en exil sur l'île anglo-normande de Guernesey au moment où il écrivit cette oeuvre magistrale.
A la fois roman d'aventures et récit épique, «
Les Travailleurs de la mer » paraît d'autant plus authentique que l'auteur a créé ce drame en s'appuyant sur la vie quotidienne et les moeurs des insulaires de Guernesey.
Mais l'auteur ajoute à son récit une touche de fantastique en évoquant le mythe du kraken. Il choisit toutefois de garder des proportions plus rationnelles afin de rendre le récit plus réaliste et plus crédible. Ce passage de l'histoire a pour effet de créer une tension dramatique exceptionnelle, imprimant dans les yeux du lecteur l'angoisse et même l'horreur.
« Dans les écueils de pleine mer, là où l'eau étale et cache toutes ses splendeurs, dans les creux de rochers non visités, dans les caves inconnues où abondent les végétations, les crustacés et les coquillages, sous les profonds portails de l'océan, le nageur qui s'y hasarde, entraîné par la beauté du lieu, court le risque d'une rencontre. Si vous faites cette rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. On entre ébloui, on sort terrifié.
Voici ce que c'est que cette rencontre, toujours possible dans les roches du large. »
*
L'océan constitue le cadre romantique pour cette tragédie amoureuse.
«
Les Travailleurs de la mer » raconte l'histoire de Gilliatt, un pêcheur solitaire, qui, pour sauver le moteur de la Durande, bateau à vapeur échoué au large de Guernesey, n'hésite pas à risquer le peu qu'il possède, y compris sa vie, afin de gagner la main de la femme qu'il aime, Déruchette, la nièce du propriétaire du bateau.
« Un oiseau qui a la forme d'une fille, quoi de plus exquis ! Figurez-vous que vous l'avez chez vous. Ce sera Déruchette. le délicieux être ! On serait tenté de lui dire : Bonjour, mademoiselle la bergeronnette. On ne voit pas les ailes, mais on entend le gazouillement. Par instants, elle chante. »
Récit d'une lutte à mort contre l'océan et les monstres marins qui peuplent ses profondeurs insondables, contre les éléments, contre soi-même également, le roman de
Victor Hugo est la quête tragique d'un homme. Elle prend des allures de songes, effaçant les limites entre la réalité le rêve et le cauchemar.
L'homme apparait faible, insignifiant, et son combat voué à l'échec face aux éléments en furie.
« Les Douvres, élevant au-dessus des flots la Durande morte, avaient un air de triomphe. On eût dit deux bras monstrueux sortant du gouffre et montrant aux tempêtes ce cadavre de navire. C'était quelque chose comme l'assassin qui se vante.
L'horreur sacrée de l'heure s'y ajoutait. le point du jour a une grandeur mystérieuse qui se compose d'un reste de rêve et d'un commencement de pensée. À ce moment trouble, un peu de spectre flotte encore. L'espèce d'immense H majuscule formée par les deux Douvres ayant la Durande pour trait d'union, apparaissait à l'horizon dans on ne sait quelle majesté crépusculaire. »
La fin, poignante, est d'une beauté singulière !
*
Victor Hugo, en véritable orfèvre des mots, cisèle son texte, lui donnant un rythme musical mouvant dans un mystérieux décor aux teintes clair-obscur. L'auteur confère à l'océan un visage impénétrable et étrange qui distille autant de fascination que d'angoisse.
« C'est la haute mer. L'eau y est très profonde. Un écueil absolument isolé comme le rocher Douvres attire et abrite les bêtes qui ont besoin de l'éloignement des hommes. C'est une sorte de vaste madrépore sous-marin. C'est un labyrinthe noyé. Il y a là, à une profondeur où les plongeurs atteignent difficilement, des antres, des caves, des repaires, des entrecroisements de rues ténébreuses. Les espèces monstrueuses y pullulent. On s'entre-dévore. Les crabes mangent les poissons, et sont eux-mêmes mangés. Des formes épouvantables, faites pour n'être pas vues par l'oeil humain, errent dans cette obscurité, vivantes. de vagues linéaments de gueules, d'antennes, de tentacules, de nageoires, d'ailerons, de mâchoires ouvertes, d'écailles, de griffes, de pinces, y flottent, y tremblent, y grossissent, s'y décomposent et s'y effacent dans la transparence sinistre. D'effroyables essaims nageants rôdent, faisant ce qu'ils ont à faire. C'est une ruche d'hydres.
L'horrible est là, idéal. »
Ainsi, les îles Anglo-Normandes deviennent un lieu magique, damné, habité par des forces obscures et surnaturelles. L'océan qui les enserre m'est apparu dans toute sa beauté, dans toute sa violence, secret, majestueux, capricieux et insondable.
« D'ordinaire la mer cache ses coups. Elle reste volontiers obscure. Cette ombre incommensurable garde tout pour elle. Il est très rare que le mystère renonce au secret. Certes, il y a du monstre dans la catastrophe, mais en quantité inconnue. La mer est patente et secrète ; elle se dérobe, elle ne tient pas à divulguer ses actions. Elle fait un naufrage, et le recouvre ; l'engloutissement est sa pudeur. La vague est hypocrite ; elle tue, vole, recèle, ignore et sourit. Elle rugit, puis moutonne. »
La magnifique prose de l'auteur, par ses couleurs, ses odeurs, ses bruits, ses nombreuses métaphores, renforce cette impression d'être face à un océan aux multiples contrastes, tantôt beau, doux, lumineux, accueillant et salvateur, tantôt hostile, démoniaque et assassin.
En effet,
Victor Hugo sait à merveille capter tous les visages de l'océan de sorte que j'ai contemplé son immensité et sa puissance, j'ai écouté le tumulte de ses vagues, j'ai respiré l'air iodé de ses embruns.
Mon coeur s'est serré devant sa colère, sa violence disproportionnée.
*
Certains passages sont des morceaux d'anthologie. Ils sont si beaux que je me suis surprise à les relire.
Les magnifiques illustrations de l'écrivain permettent au lecteur s'immerger avec plus de délice dans l'atmosphère sombre, malaisante, inquiétante et lyrique du roman.
Néanmoins, à d'autres moments, un peu comme la houle, mon attention s'est relâchée.
En effet,
Victor Hugo insère dans son intrigue des passages descriptifs ou explicatifs relatifs aux progrès de la navigation, aux bateaux à vapeur nouvellement inventés, au sauvetage de la Durande, … Ces longues digressions, parfois philosophiques, sont intéressantes car elles permettent d'intégrer le roman dans
L Histoire des hommes, des lieux, des progrès techniques. Elles jouent également un rôle dans le récit, mais, et ce n'est qu'un avis très personnel, les trop nombreux détails et le vocabulaire trop pointu alourdissent l'intrigue et cassent le rythme du récit.
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Et puis, que serait «
Les travailleurs de la mer » sans son magnifique héros ?
Gilliatt est un homme étrange, sauvage et solitaire, soupçonné d'être sorcier. Je me suis attaché à cet homme bon, doux et courageux. Son coeur est immense.
"Gilliatt était une espèce de Job de l'océan.
Mais un Job luttant, un Job combattant et faisant front aux fléaux, un Job conquérant, et si de tels mots n'étaient pas trop grands pour un pauvre matelot pêcheur de crabes et de langoustes, un Job Prométhée."
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Pour conclure, malgré quelques lenteurs dans le récit, «
Les travailleurs de la mer » est un roman captivant, plein de suspense.
Le rendu final crée un beau tableau des îles anglo-normandes du XIXème siècle.
J'ai aimé me plonger dans ce monde étrange, surnaturel où l'océan apparaît comme une métaphore de la destinée humaine.
Un magnifique roman, à lire ou relire.