— de ce qu'on aime, faire le plein —
Je ne sais pas bien que penser de ce roman qui ne me laisse pourtant pas indifférent. Au contraire — et peut-être aussi pour cette indécision — il m'a beaucoup plu et me restera. J'y repenserai, et c'est ce que j'attends d'une lecture : qu'elle continue de m'accompagner.
Pourtant ce n'était pas gagné. Ça commence plaisamment, en terrain connu, trop connu, avec deux couples d'intellos new-yorkais et l'arrière-plan familial de la Shoah. Bill est plasticien, Leo historien de l'art, Erica universitaire et Lucille poète. Ça vole haut. Dans le métro, Leo réfléchit à L'histoire naturelle de Pline. Lecteur, je me sens plutôt appartenir aux silhouettes des autres usagers : « … leurs corps serrés contre le mien, leur tabac, leur sueur et leurs parfums écoeurants. »
Pénétrerai-je cet univers fictionnel ? Y-ai-je ma place ? En ai-je envie ?
Cette impression de déjà-lu, ces figures admirables inscrites dans une temporalité de faible importance (les années 70 à 90)…
Il y a bien quelque chose a priori nouveau : une voix féminine. Cependant l'auteure s'est choisie un personnage et une voix masculine (Leo) pour narrateur. Ceci-dit, l'ami Bill est un peintre dont l'autoportrait représente une femme. Et sa Némésis (Giles) est un drôle d'oiseau aux multiples personnages et incarnations. Il y a aussi les amis imaginaires de Matt, etc.
Bref, pas si simple.
La lecture est facile.
Siri Hustvedt déroule son intrigue réaliste dans un style sobre, sans esbroufe. Les pages s'enchaînent avec une plaisante efficacité, avant que deux coups d'éclat modifient radicalement le cours et les équilibres du récit. le premier lance réellement le roman, feuilleton psychologique dérangé par l'incompréhensible avec lequel la vie doit pourtant s'arranger.
Le terme feuilleton peut sembler péjoratif, mais il y a pourtant de ça : on est pris. le terme est en revanche limitatif. Beaucoup de signaux s'allument pour m'alerter de significations cachées. Des thèmes en rapport avec le corps, l'identité : hystérie, troubles alimentaires, troubles de la relation, psychopathie...
C'est un suspens particulier : où l'auteure veut-elle me mener? (question sans fin, en l'occurrence, puisque le livre que j'apprécie continue à me travailler.)
L'axe est donné par le personnage de Bill, mais qui est finalement en retrait ou carrément absent… C'est une histoire à deux qui doit être une histoire à trois commande aussi le fantasme de Leo. Quelque chose circulerait entre les corps, prétend Violet (une identité dans le mélange), mais rien du roman n'étaie cette idée, au contraire.
« J'ai décidé que mélange est un mot clé […] Il explique ce dont on parle rarement, parce que nous nous définissons comme des corps isolés. »
Des personnages qui, hormis le narrateur (et encore), restent dans le roman des esquisses, comme impossibles à réellement approcher, par une sorte d'imperméabilité des uns aux autres, toute représentation demeurant une question de point de vue.
« Lorsque nous regardons des gens et des objets, nous sommes absents de notre tableau. […] Et pourtant, le recul non plus ne garantit pas l'exactitude, même s'il la favorise parfois. Avec le temps, Bill était devenu pour moi une référence mouvante, quelqu'un que je n'avais jamais perdu de vue. En même temps, il m'avait souvent échappé. Parce que je savais tant de choses sur lui, parce que j'avais été si proche de lui, je ne parvenais pas à rassembler les différents fragments de mon expérience avec lui en une seule image cohérente. »
De quoi sont faits nos liens ? Supercherie, mensonges d'un côté. de l'autre, un tiers en commun, une histoire, la présence de l'absence, l'idée de disparition...
« … l'oeuvre de Bill en particulier constituait une enquête sur l'insuffisance des surfaces symboliques — les formules explicatives qui restent en deçà de la réalité. »
Cet insaisissable, indiscernable, est paradoxalement (en apparence) le propre de l'humain, au contraire des façades destinées à complaire qui n'ont pas d'intérieur et se soustraient au pouvoir empathique de la narration. Une anti-relation symbolisée par une certaine forme d'art contemporain que stipendie le narrateur dont le regard éduqué par le classicisme est à la recherche d'un rapport « authentique » (les guillemets sont de moi.
« C'est le frisson qui compte — pas l'objet. C'est sans fin. Si vous voulez un nouveau frisson, vous allez le chercher. Vous amenez vos dollars et vous achetez de nouveau. » (Giles)
La matérialité de Bill s'oppose à ce frisson cynique de l'art contemporain :
« Cet homme était lourd de vie. Si souvent, c'est la légèreté que nous admirons. Ces gens qui paraissent sans poids, sans fardeau, qui voltigent au lieu de marcher, nous attirent comme un défi à la gravité ordinaire. Leur insouciance singe le bonheur, mais il n'y avait rien de tel chez Bill. »
L'authenticité est toutefois elle-même une vue de l'esprit.
« … je regardai les arbres couverts de feuilles de l'autre côté de la rue, et j'éprouvai une sensation d'ineffable étrangeté. Être vivant est inexplicable, pensai-je. La conscience elle-même est inexplicable. Il n'y a rien d'ordinaire en ce monde. »
Une vue de l'esprit, peut-être un leurre, et tout simplement une hypothèse. La réalité tient à des élaborations posées par nous, entre nous, comme des hypothèses ouvertes à interprétations : des relations incertaines, des oeuvres à déchiffrer, des narrations dont on tire le fil à partir d'un point de vue (Dédale ou Icare par exemple). Dans tous les cas : des histoires à partager.
« L'écriture est un moyen de remonter la piste de ma faim, et la faim n'est pas autre chose qu'un vide. »
Des histoires qui peuvent tenir, en morceaux dans un tiroir, à quelques objets et deux ou trois photos et dessins, que Leo apparie, assemble, sème comme des miettes de pain sur la piste pour retrouver un chemin que les oiseaux voraces auront peut-être effacé au matin...
« De la fiction et rien d'autre. Mais c'est là que nous vivons tous, pensai-je, dans les récits imaginaires que nous nous faisons de nos vies. »