La technique apparaît en effet dans l'espace bourgeois comme un agent du progrès qui tend à une perfection rationnelle et vertueuse. Elle est par là intimement liée aux valeurs de connaissances, de morale, d'humanité, d'économie et de confort. Le côté martial de sa tête de Janus s'intègre mal à ce schéma. Il est cependant indiscutable qu'au lieu de wagon-restaurant une locomotive peut emmener une compagnie de soldats, qu'un moteur peut propulser un tank au lieu d'un véhicule de luxe – que donc le progrès des transports rapprochera plus vite non seulement les bons mais aussi les méchants Européens. De même la production d'azote de synthèse aura des répercussions aussi bien dans le domaine agricole que dans celui de la technique des explosifs. (...)
Comme il est impossible de nier l'utilisation au combat de ces moyens progressistes et « civilisateurs », la pensée bourgeoise s'efforce de l'excuser. Le procédé consiste pour elle a surimposer l'idéologie du progrès au phénomène guerrier faisant apparaître la force des armes comme une exception regrettable, comme un moyen de domestiquer des barbares mal disposés envers le progrès. Ces moyens ne conviennent qu'à l'humanité (celle dotée de « sentiments humains »), et encore, seulement en état de légitime défense.
Leur emploi n'a pas pour but la victoire mais la libération des peuples, leur accueil au sein d'une communauté dotée d'une plus haute moralité. Tel est le voile moral sous lequel on exploite les peuples colonisés, ce voile que l'on étend aussi sur les prétendus traités de paix.
L’effort du bourgeois pour calfeutrer hermétiquement l’espace où il vit contre l’irruption de l’élémentaire est l’expression particulièrement réussie d’une aspiration à la sécurité vieille comme le monde et dont on peut partout suivre la trace, dans l’histoire naturelle et dans l’histoire de l’esprit comme dans toute vie individuelle. En ce sens, il se dissimule derrière le phénomène du bourgeois une possibilité éternelle que toute époque, tout homme trouvera présente en lui – de même que les formes éternelles de l’attaque et de la défense sont à la disposition de toute époque et de tout homme, bien que ce ne soit nullement par hasard que l’on emploie l’une ou l’autre de ces formes au moment de la décision.
Le bourgeois se voit réduit d’avance à la défensive et la différence entre les murailles d’un château fort et celles d’une ville exprime la différence entre un ultime et un unique refuge. On voit s’esquisser ici les raisons pour lesquelles la corporation des avocats a joué dès le départ un rôle privilégié dans la politique bourgeoise, et pourquoi, lors des guerres entre démocraties nationales, on discute âprement pour savoir quelle est la victime de l’agression. C’est la gauche qui est la main de la défensive.
Jamais le bourgeois n’éprouvera le besoin de provoquer volontairement le destin au sein du combat et du danger, car l’élémentaire se situe au-delà de sa sphère, il est l’irrationnel et, de ce fait, l’immoral par excellence. Il essaiera donc toujours de prendre ses distances vis-à-vis de lui, qu’il lui apparaisse en tant que puissance et passion ou dans les quatre éléments originels du feu, de l’eau, de la terre et de l’air.
Vues sous cet angle, les grandes villes apparaissent au tournant du siècle comme les citadelles idéales de la sécurité, comme le triomphe absolu du mur qui, depuis plus d’un siècle, abandonnant au passé les enceintes fortifiées, enserre désormais la vie dans une ordonnance de ruche, avec des pierres, de l’asphalte et du verre, pénétrant pour ainsi dire dans sa plus intime ordonnance. Toute victoire de la technique est ici une victoire du confort et l’accès des éléments est réglementé par l’économie.
Ne sait-on pas que tout ce que nous appelons notre culture est incapable de protéger le moindre État frontalier d'une violation de territoire - mais qu'en revanche il est extrêmement important que le monde sache qu'on se heurtera jusqu'aux enfants, aux femmes et aux vieillard s'il s'agit de défendre le pays, et que si cette défense l'exigeait, l'"individu" renoncerait aux plaisirs de son existence privée, de même que le gouvernement n'hésiterait pas un instant à vendre au plus offrant tous les trésors des musées?
Nous sommes parvenus à une sorte de fétichisme historique qui se trouve en rapport direct avec le manque de force créatrice. Aussi est-ce une pensée consolante que, par suite du développement de grandioses moyens de destruction, une espèce de correspondance secrète accompagne l'accumulation et la conservation de ce qu'on nomme le patrimoine culturel.
L'effort épigonal pour s'imprégner du sens de ce patrimoine et le reproduire, autrement dit toute l'agitation axée sur l'art, la culture et leur valeur formatrice, tout cela a pris des proportions qui font apparaître comme indispensable d'alléger notre bagage; et l'on ne saurait le faire trop à fond ni trop largement. Le pire n'est pas qu'un cercle de connaisseurs, de collectionneurs, de fouineurs et de conservateurs se soit agglutiné autour de la moindre coquille abandonnée que la vie a un jour portée sur son dos comme un escargot. En fin de compte, cela a toujours été le cas, mais dans une mesure beaucoup plus modeste.
Ce qui importe n'est pas que nous vivions mais qu'il redevienne possible de mener dans le monde une vie de grand style et selon de grands critères. On y contribue en aiguisant ses propres exigences.
Dans son nouveau roman "Le barman du Ritz", l'homme de radio, Philippe Collin, nous plonge dans la période de l'Occupation française. Imaginez un rendez-vous de hauts dignitaires nazis, de personnalités à la mode, de collabo et de résistants qui se croisent autour d'un verre sous l'oeil d'un barman virtuose, Frank Meier, un agent double à ses heures perdues. Dans le bar du grand palace de la place Vendôme, qui bénéficiait d'un statut spécial lui permettant de rester ouvert, on y croisait entre autres, Jean Coctzau, Gabrielle Chanel, Sacha Guitry, Barbara Hutton, Ernst Jünger ou Hermann Göring. Pendant ces années sombres, l'élite parisienne se retrouve donc à trinquer avec les SS. Et pour servir ce petit monde, Frank Meier, un fils de prolétaire juif, né en 1884 et issu du Tyrol autrichien. Expatrié aux Etats-Unis, il va rejoindre un hôtel de luxe de New-York et gravir les échelons jusqu'à devenir l'un des papes des barmen, avant de finalement rentrer en France. Naturalisé Français grâce à sa participation à la Première Guerre mondiale, il atterrit ensuite au Ritz en 1921. Derrière son bar, métaphore d'une ligne de front, il voit alors l'arrivée des Allemands dès 1940. Dans ce palace, véritable modèle réduit de la France occupée, il assiste en tant que spectateur, puis acteur de cette partie sombre de l'Histoire. Une question se pose alors : comment réagir ?
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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