Le Cervin !
Cette montagne fascinante, esthétiquement unique, que
Gaston Rébuffat appelait la "cime exemplaire".
Le Matterhorn, comme on dit en allemand, en a fait couler du sang pour sa conquête et de l'encre pour les différents récits dont il est l'objet !
Tant de morts entachent son histoire, générant de nombreuses critiques acerbes dans la presse internationale, telle celle-ci, parue en 1865 dans un journal français : « Il n'y a qu'à regarder le Matterhorn pour se convaincre de la bêtise de ceux qui tentent de l'escalader. Cela n'a jamais été une montagne. C'est une sorte d'obélisque gigantesque dont on aurait coupé la pointe. Il n'y a ni terre, ni végétation, ni arbres, ni mousse : il n'y a que du granit. C'est sinistre, horrible, monstrueux. Cela n'attire qu'autant qu'une laideur épouvantable peut attirer. »
Sylvain Jouty raconte l'histoire mouvementée de ce sommet mythique dans un ouvrage volumineux, fruit d'un gros travail de recherche.
Le point central est bien évidemment l'ascension victorieuse du britannique
Edward Whymper et le désastre de la redescente qui couta la vie à quatre personnes, dont le chamoniard Michel Croz.
Mais l'auteur aborde également les tentatives infructueuses (qui avaient conduit beaucoup à juger le Cervin inaccessible) et les années qui ont suivi la victoire de Whymper.
Ayant déjà beaucoup lu au sujet de cette montagne, sous la plume de
Reinhold Messner ou de
Walter Bonatti par exemple, sans oublier l'incontournable "
Escalades dans les Alpes" d'
Edward Whymper lui-même, original et assez amusant, je n'ai pas appris grand-chose sur l'alpinisme lié au Cervin.
Mais cette lecture présente un réel intérêt parce que le texte n'est pas que la narration brute des événements.
Sylvain Jouty élargit son propos et expose les enjeux politiques et économiques de la compétition pour la conquête, en racontant la vie des différents protagonistes et des villages directement concernés, ce qui fait de son livre un véritable roman historique.
De plus, le récit est émaillé de remarques et d'anecdotes qui aident à mieux comprendre l'histoire dans sa globalité.
Enfin, la question sociale n'est pas en reste, et
Sylvain Jouty insiste sur l'aspect curieux de cette activité qui réunissait autrefois des "Messieurs" et des guides-paysans : "Un habitué de Windsor trinque avec un paysan savoyard qui dort avec ses vaches."
Le Cervin a attiré quantité d'alpinistes et les différentes ascensions ont impliqué de nombreux guides de la région, venant des villages à ses pieds. Chacun voulait être le premier : pour sa gloire personnelle, pour la gloire de son pays et la renommée de sa commune.
Tous pressentaient l'importance des retombées financières à venir et, effectivement, celles-ci se font encore sentir aujourd'hui : "On vient du monde entier pour le voir, le toucher, le gravir. Il a fait la fortune de Zermatt et de sa bourgeoisie. Dans la Bahnofstrasse du village les baux commerciaux coûtent aussi cher que dans les plus opulentes artères de Genève ; et le village aux cent vingt hôtels est devenu la troisième destination de Suisse, après Genève et Zürich."
Un été je suis passée avec ma famille par Zermatt et peux témoigner de la richesse de la ville et des prix exorbitants pratiqués, qu'il s'agisse des hôtels ou même des supermarchés : ce que nous y avons payé pour nous constituer un modeste piquenique nous a fait regretter de ne pas avoir fait nos emplettes plus bas dans la vallée !
Le roman du Cervin n'est pas exempt de défauts (l'auteur s'éparpille un peu par moments, la rédaction est parfois perfectible) mais constitue une lecture plaisante et instructive qui plaira à ceux qui s'intéressent à l'histoire de l'alpinisme.
Il comporte de plus de nombreuses illustrations, certaines étant de Whymper lui-même.
Voici les liens vers deux oeuvres de
Gustave Doré : celui-ci, désireux d'illustrer la première du Cervin, sollicita Whymper qui lui fit parvenir deux croquis dont l'artiste tira les lithographies respectivement nommées
Arrivée au sommet (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53100091n.item) et
La chute (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b531000906.r= Gustave Doré La chute Cervin?rk=21459;2)
Je les trouve particulièrement émouvantes, le tragique de l'une succédant à l'immense gaieté de l'autre.
À tout seigneur tout honneur : je vais laisser le mot de la fin à
Edward Whymper, vainqueur malheureux du Cervin, traumatisé par le drame qui noircit ce qui avait été quelques instants auparavant une merveilleuse ascension. Traumatisé au point de ne plus rien vouloir entreprendre en matière de hauts sommets, alors que son époque offrait encore une jolie série de conquêtes à effectuer.
Whymper (cité par l'auteur) conclut son
Escalades dans les Alpes par ces mots : "Gravissez les montagnes, mais souvenez-vous que le courage et la vigueur ne sont rien sans la prudence. Souvenez-vous que la négligence d'un seul instant peut détruire le bonheur de toute une vie. Ne faites rien avec précipitation : donnez de l'attention à chacun de vos pas. Et dès le commencement songez à ce que peut être la fin."