Universitaire, spécialiste du théâtre, critique,
Jan Kott a particulièrement écrit sur
Shakespeare, et ses analyses et points de vue ont eu une influence sur la manière de le mettre en scène dans les années 70 :
Peter Brook et
Roman Polanski se sont inspiré d'une manière explicite de son approche. D'ailleurs
Shakespeare, notre contemporain est préfacé par
Peter Brook. Mais l'influence de cette vision de l'oeuvre de
Shakespeare perdure : parmi les mises en scène récentes, on peut citer Kings of war d'Ivo van Hove.
Le livre est composé de plusieurs textes, écrits dans les années soixante du siècle dernier, indépendants entre eux, mais qui balaient de façon assez complète l'oeuvre de
Shakespeare, au point de propose un ensemble cohérent, même s'il n'est
pas exhaustif. Dans une première partie « Tragédies » sont abordés d'abord les pièces historiques dans leur ensemble, puis quelques tragédies dans des textes séparés (
Hamlet, Lear,
Othello, mais aussi
Coriolan,
Troïlus et Cressida,
Antoine et Cléopâtre ). La deuxième partie, consacrée aux
Comédies, est composées de trois parties, une pour
le songe d'une nuit d'été, une pour
La tempête, et une troisième qui évoque
La nuit des rois, dans un contexte plus large, parce qu'il y ait beaucoup question de
Sonnets. Enfin en Appendice, sont proposés deux textes plus court, l'un qui évoque
Titus Andronicus, et tout particulièrement la mise en scène qu'en a offert
Peter Brook, et un autre qui évoque d'une façon plus large la mise en scène shakespearienne.
Kott place
Shakespeare dans le monde qui lui est contemporain : celui de la seconde guerre mondiale, des camps, des morts innombrables, des dictatures de toutes sortes. Dans cet univers, les atrocités de certaines pièces de
Shakespeare semblent aller de soi : c'est le monde que connaît Kott. Celui dans lequel l'histoire n'a
pas de sens, une suite d'atrocités succédant à une autre. Kott retrouve chez
Shakespeare la mise à nue de cette spirale infernale, qu'il appelle le grand mécanisme, qui fait se succéder les rois, un premier meurtre royal, mettant sur le trône un nouvel souverain, qui dé
passe en cruauté le précédent, jusqu'à ce qu'un prétendant lui ôte la couronne et la vie, et devient à son tour le nouveau tyran. le tragique consiste pour l'homme à prendre conscience des bégaiements sinistres de l'histoire et de son impuissance à y changer quoi que ce soit. le monde est absurde et cruel, les valeurs sont des illusions et des mensonges. C'est sous cet angle qu'il lit les pièces historiques de
Shakespeare (et
pas seulement les pièces historiques). le monde est absurde et grotesque , il n'existe plus d'Absolu, plus de transcendance d'aucune sorte ; c'est la vision de la Renaissance finissante de
Shakespeare, et c'est la vision du XXe siècle dans son milieu, d'où les liens avec justement le théâtre de l'absurde :
Beckett,
Ionesco etc.
Le monde des
comédies est aussi un monde cruel, grotesque, d'où tout romantisme et poésie semblent bannis. Heureusement, il reste un peu d'érotisme, un érotisme trouble, qui pratique la confusion des genres, et qui questionne sur sa propre identité ; finalement un érotisme très intellectualisé.
Je suis un peu partagée devant cette lecture. Il y a dans le livre des fulgurances, des idées de lecture, des choses
passionnantes (ce qui précède ce sont juste quelques idées très revendiquées), mais en même temps une façon de considérer que la façon de voir
Shakespeare avant (et les mises en scène) avaient tout faux, et que ce n'est qu'à partir du milieu du XXe siècle que l'on comprend et joue
Shakespeare de la bonne façon, parce que les deux périodes sont proches, ont une vision du monde, de l'histoire, de l'homme qui se rejoignent. Cela me semble plus discutable ; évoquant une interprétation de Caliban de Guéhenno, Kott écrit « Ces deux interprétations sont plates. le Caliban de
Shakespeare les dé
passe ». J'aurais tendance pour ma part que le Caliban de
Shakespeare dé
passe toutes les interprétations (même si certaines sont plus réductrices et pauvres que d'autres), et que de nouvelles lectures pourront toujours en être faites, en fonction en partie de l'époque, de l'expérience des individus, des concepts et idéologies dans lesquelles baignent les gens. Et que le propre d'un grand auteur est justement d'arriver à éveiller quelque chose, à signifier, quel que soit le contexte, et la vision du monde dominante du moment. Même si ce qu'il éveille ou signifie n'est
pas exactement le même.
J'entends bien que les spécialistes peuvent étudier des textes avec des outils rigoureux pour en dégager un sens le moins incontestable possible, mais les spectateurs qui vont voir un spectacle, vont l'aborder sans forcément être des spécialistes, avec leur culture, leurs expériences, leurs ressentis, le mettre en relation avec ce qu'ils vivent. Et donc un spectacle qui fait sens, est forcément un spectacle qui met en lien un texte avec l'univers des spectateurs. Les mises en scène sont d'une certaine manière toujours datées, et les exemples de mise en scène citées par Kott le semblent parfois terriblement. Cela semble inévitable, et ce n'est
pas un problème, mais cela relative quelque peu : le metteur en scène est un
passeur, il traduit l'univers d'un auteur, mais son travail est relativement éphémère.
Shakespeare quand à lui continuera sans doute à nourrir la réflexion et les analyses des critiques et spécialistes.