L'INVENTEUSE DE MONDES
«Inventer un univers, cela demande beaucoup de travail», rappelle, non sans quelque humour,
Ursula K. le Guin dès les premiers mots de la préface qu'elle rédigea en introduction à cette série de huit nouvelles ayant, pour au moins six d'entre elles, des liens directs avec les mondes qu'elle créa tout au long de sa riche et inventive existence.
Les amateurs retrouveront pour quelques pages magnifiques, dans "Puberté en Kharaïde", le récit poignant, emprunt de poésie, d'un habitant de la planète Géthen sur laquelle se déroulait par ailleurs l'un de ses romans les plus aboutis et poignant,
La main gauche de la nuit. le lecteur y découvrira d'un peu plus près les traditions sociales, sexuelles et affectives de ces habitants si particuliers (ils sont presque parfaitement androgynes), ainsi que ce qu'il en est de vivre cette fameuse "kemma".
"La Question de Seggri" qui lui fait suite fonctionne à la manière d'une succession de rapports, de témoignages, assez terribles dans leur contenu, et qui relatent les conditions d'existence et de différentiation entre les sexes. On le sait,
Ursula K. le Guin fut une défenseure acharnée, mais équitable et fine du féminisme. Or, ici, elle procède d'une manière tout à fait originale et très puissante afin de mettre en évidence les cruautés, clichés, bêtises crasses et autres injustices profondes que des générations entières de femmes ont pu vivre et vivent malheureusement toujours en inversant totalement notre vision du monde : sur Seggri, ce ne sont pas les femmes qui sont enfermées, considérées comme sans grande intelligence, superficielles, incapables de contrôler leurs hormones, peu faites pour les métiers demandant études et compétences techniques ou intellectuelles, destinées uniquement à la reproduction, non : ce sont ces messieurs ! Inutile de vous dire que ce renversement complet de références, de point d'appui est aussi surprenant (et sans doute plus encore aux yeux du lecteur masculin) que d'une efficacité redoutable !
Les deux nouvelles suivantes se déroulent sur la planète O, censée être dans l'immédiate banlieue stellaire de la fameuse Hain, et que ses habitants ne cessèrent d'étudier en raison de leur système matrimonial des plus complexes. C'est dans la nouvelle "Un pêcheur de la mer intérieure" éditée en France dans un recueil des éditions Mnémos intitulé "
L'Effet Churten" que l'on découvre cette étonnante planète O sur laquelle les mariages se font à... Quatre ! avec un système qualifié de "moiétié" et dans lequel les couples sont tour à tour hétérosexuels, homosexuels ou carrément sans aucune sexualité, selon qu'ils sont du "matin" ou du "soir". Et, vous l'aurez compris, rien à voir là-dedans avec un quelconque cycle de sommeil... Avec tendresse et intelligence, l'autrice examine la complexité des rapports entre les sexes en les extrapolant sur une planète aux moeurs qui nous semblerait bien étrange (il s'agit bien là de mariage tout ce qu'il y a de plus "conventionnels", reconnus par la religion locale, dans cette société, non d'une vulgaire partie de jambe en l'air socialement admise...), que l'on retrouve donc dans "Un amour qu'on a pas choisi" puis dans le très vivant et évocateur "Coutumes montagnardes".
"Solitude", qui poursuit l'ouvrage, est sans doute la plus grisâtre, replié, anxieux des textes qui s'y trouvent. Il s'agit d'une mère de famille, par ailleurs chercheuse pour le compte de l'Ekumène, et de ses deux enfants, un fils aîné et sa soeur cadette qui, par la seule volonté de la première se retrouvent sur une planète des confins de l'univers laquelle est en pleine période de recul civilisationnel après avoir été l'une des plus peuplées et les plus dynamiques de toutes les planètes alors habitées, quelques siècles auparavant. Depuis, dans cette société appauvrie, misérable, plongée dans un mysticisme de temps premiers, seuls les enfants ont contact entre eux tant que la puberté n'est pas encore intervenue. Ensuite, les femmes vivent dans des cercles villageois mais jamais ne pénètrent dans l'intimité des foyers de leurs amies. Quant aux hommes, les plus jeunes vivent en bandes, essentiellement régies par la violence, et les plus matures ayant survécus, parfois âgés, deviennent des mâles solitaires, vivant dans le plus strict dénuement, assouvissant leurs besoins sexuels ainsi que celui des femmes. Indirectement, ils assurent la survie de l'espèce. Malgré tous ses efforts, cette mère "étrangère" ne parviendra pas à faire changer sa fille d'avis, une fois que cette dernière aura passé l'essentiel de sa jeunesse sur cette sinistre terre, et la faire revenir à la civilisation... Une nouvelle sur le thème de la claustration volontaire, du refus des échanges trop intimes avec ses semblables dans une société devenue presque intégralement agoraphobe et autarcique.
Profond prolongement de son "roman éclaté" intitulé en français "
Quatre chemins de pardon" (éditions Atalante), le texte qui suit se nomme "Musique Ancienne et les femmes esclaves". Il se déroule dans un contexte où l'économie, la société, les gouvernements sont intégralement basés sur l'esclavage. Mais c'est dans un monde enfin secoué par une révolution des anciens esclaves que la romancière nous fait évoluer. C'est un univers terrible, mortifère, sans compromission ni concession qu'elle nous fait ici découvrir, mais en procédant ici encore par le biais d'un renversement de perspective, comme dans le cadre de la redéfinition des rapports homme/femme sur Seggri. Sauf que cette fois, il ne s'agit pas de sexualité mais de "races" puisque sur ces planètes esclavagistes, les dominants sont noirs et les ilotes sont blancs. L'effet est en tout point saisissant et, malgré toute l'horreur de l'esclavage, lumineusement trouvé. de l'aveu d'
Ursula K. le Guin, c'est en visitant une ancienne grande plantation esclavagiste de Caroline du Sud transformé en lieu du souvenir que l'idée lui en était venu...
Avec "
l'Anniversaire du monde", on quitte plus ou moins la trame habituelle des récits liés à l'Ekumen (même si la présence d'une poignée de fantomatiques "extra-terrestres" harnachés de combinaisons ayant des casques à hublot laisse à songer que c'est une première pénétration de Haïn ou de ses alliés), pour plonger dans un texte relevant de la geste légendaire. Ceinte d'une atmosphère digne d'une épopée pré-colombienne, cette histoire nous conte la fin d'une civilisation tout à la fois hypnotique et sanguinaire, dévoyée et poétique. Un petit morceau de bravoure stylistique qui se lit avec un intense plaisir (et l'on songe que cela ferait la trame de dix best-seller actuel, tant le monde ici décrit est foisonnant : mais Mme le Guin ne mangeait pas de ce mauvais pain là).
L'ultime texte - qui pourrait presque faire figure de court roman, ou de "novella" si l'on préfère, puisqu'il représente à lui seul plus du quart du volume - a pour titre "Paradis Perdus". Et si, de l'aveu même de sa créatrice, il ne s'inscrit pas réellement dans le monde de l'Ekumen, il pourrait aisément en être l'un des pendants, en tout cas, il correspond assez bien à l'idée des premiers voyages inter-planétaire encore très lents (relativement) présentés dans le Monde de Rocannon ou Planète d'exil. Cette fois, c'est de notre bonne vieille terre, non de Haïn, que partent quelques quatre mille colons en direction d'une planète relativement proche mais nécessitant tout de même près de deux cent années de voyages dans le vide... Aussi, ce n'est pas tant au premier colons - ceux qui ont donc connu leur lieu d'origine - ni aux derniers - ceux qui mettront les pieds sur celle à découvrir - qu'
Ursula K. le Guin s'intéresse, mais à ces trois ou quatre générations intermédiaires dont le voyage lui-même est l'unique but, tandis qu'eux-mêmes ne sont que des moyens à son aboutissement ! L'ensemble est réalisé avec une immense maîtrise, les options envisagées, si elles ne sont pas toutes examinées, tiennent vraiment la route (si l'on peut dire) et ouvrent des abîmes de réflexions sur ce que pourraient être des voyages stellaires au long cours, sans en passer par les subterfuges classiques de cryogénisation ou de déplacements à une quasi-vitesse lumière que l'on sait, techniquement, absolument impossible. On songe aussi à toute forme de société réduite à peu d'individus et qui aurait à survivre dans le cadre d'une parfaite autarcie durant de longues, de très longues années. L'ensemble se dévore comme un mini-thriller et si l'on ne s'y ennuie pas un instant, c'est aussi en amenant nombre d'interrogation palpitantes.
L'anniversaire du monde se lit, pour les amoureux de cette oeuvre d'importance dans le monde de la
Science-Fiction, comme une succession de petits diamants un peu bruts - pour la taille, il faut aller voir du côté de ses romans -, donnant envie de s'enfoncer toujours plus avant dans cette oeuvre relativement unique, aux questionnements multiples et d'une grande sensibilité, qui peuvent parfois sembler dépassés ou moins prégnants mais qu'un certain retour à la bien-pensance, à des formes post-modernes de pudibonderie, d'engourdissement des intelligences et de frénésies religieuses perverses, remettent plus que jamais sur le devant de la scène.
Vous nous avez quitté il n'y a pas un mois, Chère
Ursula K. le Guin, mais vous ne cessez déjà de nous manquer... Et nous ne cesserons de vous lire !