Nous sommes nés d'un cri …
« Nous sommes nés d'un cri et d'un
accord syntaxique. » disait mon frère.
« Venus au monde dans une langue autant
que dans ce qui la réfute. » ajoutait ma sœur.
Et ma mère : « C'est pourquoi nous
vivons dans l'espérance. »
Mon père ajoutait que toute vie est une
phrase complexe en quête de sa forme
nominale.
Nous étions, aurais-je pu dire, des ellipses
en suspens dans le ciel du printemps.
L'espérance, je m'y attendais de la
même façon qu'aux merveilles ou à ce
que mon père appelait le Léthé : un mot
dans quoi j'entendais un mélange de lait
et d'été – breuvage pareil à cette liqueur
qu'on buvait sur la vieille table de granit,
à l'extrémité du parc, aux beaux jours, et,
cette liqueur, que l'eau muait en un nuage
blanc qui, disait mon père, procurait cette
joie si proche du désir de mourir.
...
p.16-17
Nous sommes des impropriétés de langage…
« Nous sommes des impropriétés de
langage – dès lors condamnés à des nuages
de métaphores. » ajoutait-il [mon père].
« Le nuage d'inconnaissance…» mur-
murait ma mère.
Ce qu'ils disaient, ce soir là, à l'endroit
où la rivière se glisse dans le lac qui naît
d'elle, me semblait plus obscur que le grand
puits où, dans la cour, je laissais tomber
des mots qu'on n'osait pas prononcer, à la
maison, qui devait rester aussi pure, selon
ma mère, que le for intérieur.
p.17
Le vent s'était levé, rapprochait nos
visages, remuant la poussière qui retombait
sur nos lèvres.
«Les mots sont la poussière du temps. »
murmurait mon frère.
«Chaque grain de poussière contient le
temps tout entier. » chuchotait ma sœur.
«En naissant, nous tombons dans le
langage, qui n'est qu'un remords du grand
silence. » marmonnait ma mère.
«Mon père s'était retiré dans le silence
des hypallages.
Le langage est l'ombre du temps,
aurais-je pu dire, certain que mon frère
eût répondu que le langage est le temps
lui-même, que celui-ci n'existe donc pas,
et que nous sommes tous faits de
langue, solécismes, barbarismes, oxymores,
corps incertains appelés à être soufflés
par le Verbe.
p.28-29
Qu'est-ce que c'est que le temps ?...
«Qu'est-ce que c'est que le temps ? »
«Ce que tu bredouilles, là, justement. »
m'a répondu mon frère.
Et il riait de me voir semblable à du
papier mâché.
Il a pris une poignée de sable : le mica
bruissait comme la voix des femmes, au
fond des chambres, avant la nuit.
«C'est aussi ce mica…» a-t-il dit, en ajou-
tant que si on pouvait constituer un miroir
de tous ces grains et nous y contempler,
nous deviendrions immortels.
…
p18
« Le temps est un orvet qui se mord la
queue. » chantonnait mon frère .
p.25
Voyage au bout de l'enfer du RER avec Richard Millet. Il présente son dernier ouvrage, "Paris bas-ventre. le RER comme principe évacuateur du peuple français", aux éditions de la Nouvelle Librairie sur notre site le 27 mai 2021
https://nouvelle-librairie.com/boutique/politique/actualite/paris-bas-ventre-le-rer-comme-principe-evacuateur-du-peuple-francais/