Lecteurs ou cinéphiles, pour peu que le sujet nous intéresse, nous n'en aurons jamais fini avec la Première Guerre mondiale. Plus que celle qui la suivit, elle semble avoir, dans l'imaginaire collectif, atteint un sommet inégalé sur l'échelle mesurant l'atrocité des combats. Que ce soit via les grands romans (Barbuse,
Dorgelès, Genevoix ou Remarque et plus récemment,
Xavier Hanotte), via de nombreux films (je ne citerai que 'Les sentiers de la gloire') ou les bd de
Tardi, cette 'Der des ders' comme elle fut erronément nommée, continue à susciter commentaires, adaptations et illustrations en tout genre. Parmi les dernières oeuvres en date, ce 'Vies tranchées' s'attache à un aspect jusqu'ici peu ou pas traité : celui des 'soldats fous'. Et, dès le départ, les auteurs prennent toutes les précautions d'usage. En se basant sur une étude historique réalisée par
Hubert Bieser (qui s'est lui-même plongé dans de nombreuses archives d'hôpitaux, militaires ou non), ils ont bien dû constater que, si de nombreux cas de folie causée par la brutalité des combats sont avérés, d'autres se sont révélés comme de 'simples' histoires d'hommes atteints de l'une ou l'autre maladie mentale et versés malgré tout dans l'un ou l'autre corps d'armée. Grande dévoreuse de vies humaines, la guerre, au fur et à mesure de son déroulement, se montrait effectivement moins sourcilleuse sur la qualité de ses combattants : tout faisait farine au moulin. Porté par une quinzaine de dessinateurs et de scénaristes (mais coordonné et visiblement voulu par Morvan), l'album entremêle le parcours de quatorze poilus en une sarabande de combats sanglants, de délires, de visions et de séjours chaotiques en hôpitaux et autres asiles psychiatriques. Ayant volontairement conservé le phrasé original de l'époque, les scénaristes arrivent sans peine à nous plonger avec réalisme dans l'esprit des malades, mais également dans celui des médecins et autres aides-soignants ou surveillants. C'est sans doute également volontairement que rien ne sépare nettement les différents destins mis en images -l'un d'entre eux faisant même office de fil conducteur, parsemant ses pages tout au long de la centaine que compte l'album. En résulte parfois une impression de confusion, d'inachevé pour certaines histoires. La plupart d'entre elles marqueront toutefois le lecteur par l'absurdité du parcours imposé au personnage principal et la dureté des traitements qui lui sont 'prodigués'. Mais par-dessus tout, c'est l'ambiance générale de mépris pour l'existence humaine, prise dans son individualité, dans sa différence et son caractère unique qui surnage tout au long de l'album. Comme le dit
Hubert Bieser dans sa préface : 'Une chape de plomb finit par tomber sur ces soldats, car le fou est déchu de la haute dignité d'homme'. Si ce n'est la guerre, ce sera donc bien leur 'folie' qui exclura ces soldats du monde des humains.