J'entends des voix

Les romans graphiques de Pajak sont une mine pour qui veut s'initier aux 19 ème et 20 ème siècles.
L'album "J'entends des voix" nous fait cheminer avec l'auteur aux côtés de Nietzsche, personnage paradoxal et très éloigné des représentations que peuvent donner de lui ses oeuvres ; il est en quelque sorte leur négatif photographique : sensible, de santé fragile, compatissant (le comble pour lui qui fustigeait la pitié comme un sentiment abject introduit par le christianisme coupable de dénaturer l'homme).
Nietzsche qui prônait l'esclavage afin de permettre à une élite de vivre d'art et de littérature selon le modèle grec antique dont il s'était entiché, mais si empathique qu'il s'est précipité, peu avant de mourir, à l'encolure d' un cheval maltraité pour le préserver des coups de son maître ;
Nietzsche qui a entrepris de se "déwagnériser", de se "dégermaniser" et qui affirmait haut et fort son mépris pour les antisémites ;
Nietzsche le misogyne qui vécut entouré de femmes philosophes dont il ne renia jamais l'influence sur sa pensée : Cosima Wagner, Mawida von Meysenbug, Lou Andréa Salomé ;
Nietzsche qui glorifiait la solitude du surhomme mais qui la détestait pour son propre compte, et qui eut bien des amis : outre les femmes de lettres citées ci-dessus, et même s'il se brouilla avec le peu sympathique Wagner, on compte parmi eux Paul Rée et Albert Brenner.
Comme l'écrivit Robert Walser, " Si Nietzsche est un ensorceleur et un séducteur à mes yeux, c'est précisément parce qu'il n'y a pas une seule de ses lignes, si belles et bouleversantes au demeurant, que l'on puisse prendre au pied de la lettre, et que l'on ne doive traduire dans un sens ou dans un autre, comme si ce n'était pas sur cette terre qu'il avait vécu, aimé souffert, charpenté et écrit volume après volume, mais sur quelque planète étrangère, bizarre et inconnue. Car au fond, tout ce qui est sorti de sa plume agile, il est probable qu'il l'a écrit tout d'abord pour son propre plaisir."
Car il fut aussi un artiste : c'est avec son "Ainsi parlait Zarathoustra" que culmina son art poétique.