*Radioactivity Is in the air for you and me*
Un petit morceaux de Kraftwerk pour résumer ce bouquin. En une phrase, on en dit beaucoup, mais on n'en dit pas tout.
Nous sommes dans un futur, un futur que l'on devine proche. Ca pourrait être demain. Une catastrophe nucléaire a eu lieu, on ne sait pas quand ni pourquoi, ni surtout où (on dit juste dans le bouquin que les Belges ont eu de la chance... Ouf me voilà sauvée !).
Certains sont restés dans cet enfer invisible. Ils sont dans la zone, celle qui fait grésiller les radiamètres. Sievert et Becquerel sont à la fête.
Pourtant on dirait que rien n'a changé, l'eau coule des ruisseaux, des animaux se baladent, il y a des feuilles sur les arbres. Les hommes ne peuvent pas sortir sans leur combinaison.
Ils sont une poignée, attachés à leur terre ou à leurs disparus. Ils sont néanmoins humains. La vie reprend ses droits et renait au sein de cette zone de désolation invisible.
C'est un joli roman qui fait plutôt la part belle aux relations humaines qu'au côté survivaliste. Ca reste assez sympa à lire, même si au final, j'ai trouvé l'ensemble un peu plat.
Commenter  J’apprécie         522
(Les premières pages du livre)
Fred
Il faudrait dire le silence. Longtemps. Le silence qui éprend la crénelure des arbres. La fine dentelle de ceux-ci, bien détachée du ciel lavé, qui n’attend que le printemps pour s’enrichir et foisonner. Dans trois semaines, ces arbres seront magnifiques, débourrés d’un vert déjà strident ou encore tendre. Partout le renouveau. Partout un motif d’espoir. Pas ici.
Je marche, et je continue de me demander si je fais bien de poser mes pieds là, à cet endroit. Je cherche des traces de pas sur lesquels poser les miens, comme si c’était seulement miné. Comme si ça servait à quelque chose. Les pas d’avant n’ont pas tué la radioactivité, l’ont peut-être dispersée tout au plus, ça ne sert donc à rien, mais je le fais quand même. Il y a tellement de gestes qu’on fait et qui n’ont plus de sens. Arrivé à la maison, je prendrai le temps de les décontaminer, ces chaussures, selon un protocole qui me pèse chaque jour davantage. Une demi-heure à brosser, dans le bon ordre, avec les ustensiles adéquats, sinon c’est mort, mieux vaut ne rien faire. Entrer dans une baraque en poussant la porte, se déchausser à la va-vite, à quoi ça ressemble bon Dieu ? Ça devait être simple. Je ne m’en souviens plus, les sas, les douches, les vestiaires ont pourri ma mémoire.
Le chemin est maintenant torsadé. Une empreinte, celle d’une roue monstrueuse, d’un engin d’un autre temps, une trace figée, déjà stratifiée, qu’aucune pluie, aucun déluge n’entamera jamais. Des crans profonds à s’en casser les chevilles. Aucune herbe n’ose y repousser. J’imagine cette roue, je cherche à gauche et à droite la trace parallèle, en vain, à croire que l’engin, monstre cyclope, ne reposait que sur elle. Qu’est-il venu faire ? Une mission vite repliée, quand il s’est dit qu’il était trop tard, ou bien trop tôt pour tenter quoi que ce soit. Et comme si on m’entendait, l’empreinte s’évanouit. Aucune trace de demi-tour ou d’une quelconque manœuvre, elle s’évanouit. Le chemin devient plus fin, ourlé sur ses bords, un chemin de village et de paix. Si je coupe à gauche, la maison n’est plus loin. Une traversée courte et feuillue, un sacré raccourci, que je ne veux prendre. Ses hautes tiges sont toutes toxiques. Belles, mais profondément délétères. Cette nature, faut-il l’appeler encore ainsi, ne cesse de nous inviter au faux pas, comme s’il fallait nous épuiser un par un.
Alors je fais le détour. Une terre déjà emprun¬tée, sans davantage de garanties. J’en suis à sauver ce qui peut être sauvé, à tenir le plus longtemps possible. J’accomplis tous ces gestes dérisoires, qu’on nous a dit de faire, un jour, comme un dernier testament, à nous, fous, qui restions, qui voulions rester. Ultime dédouanement des autorités. Et tous ces gestes qu’on s’est construits, rien de bien rationnel, rien de scientifique. Une intuition plutôt. Des gestes vite devenus superstitions, qui dureront tant que nous durerons. Une vie empesée à jamais, avec ses précautions, les compteurs Geiger qu’on promène inlassablement, un attirail qu’on aimerait jeter au diable, sans que personne s’y risque.
Ailleurs, peut-être. Notre groupe, lui, garde cette discipline. Conscients que lâcher c’est tomber, on se promène avec masque, combinaison et compteur. Et on nettoie et récure à chaque fois, les ongles coupés ras, chaque écorchure soigneusement protégée. Ne rien rapporter de cette vérole chez nous. J’imagine que dans la Grande Armée ou à Verdun, cela se passait ainsi. La certitude de ne pas y échapper. Mais on prenait soin de les nettoyer les croquenots, tant qu’à faire, que ç’ait un peu de gueule, vu d’en haut, vu d’ailleurs. Cette discipline miraculeuse quand tout part à vau-l’eau: preuve de notre plus grande humanité? ou de notre infinie flétrissure? Je n’en sais rien, je fais comme les grognards et les poilus, je frotte, je lustre. Je respecte les bains de décontamination, et dans le bon ordre.
Enlever la terre, cette terre qui ne changera plus, ou dans des milliers d’années. Cette terre qui recouvre Vic.
Nous ne nous ressemblons pas. Bien sûr, pour les autres, ceux hors zone, nous sommes les mêmes. Mais c’est faux. Nos raisons, nos trajectoires sont différentes.
Seules nos perspectives tendent peut-être à se rapprocher, à se fondre dans une même inconnue. Certains sont venus pour l’argent. Une folie, vite arrêtée, du gouvernement précédent qui avait cherché des personnes pour tenir l’endroit, des gardes forestiers en somme. Il y eut alors des gens pour effectuer ce travail payé grassement, même s’ils se doutaient qu’il n’y avait rien d’anodin à revenir un an après dans une zone qui avait vécu dix Fukushima. Certains pensèrent toucher le pactole, puis trouver un moyen de se barrer. On s’échappe toutefois difficilement de la zone. On peut demander, c’est possible, il y a des dossiers à remplir, de longues démarches qu’ils font durer à l’envi : personne n’est pressé de nous voir rappliquer dans la vraie vie, et si on n’est pas contagieux c’est tout comme. Un ou deux réussirent à sortir par les voies légales, ils rendirent le fric, et restèrent longtemps à l’isolement de l’autre côté, dans un camp. Le filet des sorties s’est tari depuis, on a compris, on n’insiste plus, et on se fait discrets.
On pourrait croire qu’il est facile de se sauver, la zone est immense, tout un massif.
Immense, mais électrifiée sur tout son pourtour, et gardée. Par des hommes, et des drones qui nous sur¬¬volent sans répit et collectent chaque jour l’intégralité de nos faits et gestes. On a essayé de les dézinguer ces putains de drones, mais ils sont plus vifs que des étourneaux. Et ils volent si haut. Il paraît qu’il y a des tirs automatiques, comme jadis à Berlin, je ne veux même pas y croire. De toute façon, ce n’est pas mon problème, je n’ai aucune envie de sortir, je suis là pour durer, aussi longtemps que mon corps le voudra. Je suis là pour aller voir Vic tous les jours, tôt le matin, ou en fin d’après-midi. J’ignore ce qu’elle préfère, si elle aime que je la surprenne ainsi. Je lui raconte ce qui se passe maintenant, cette végétation ragaillardie, les animaux plus nombreux, dont j’aimerais dire qu’ils sont différents, mais non, ils ressemblent à ceux qu’on a toujours connus, pas de patte en plus, peut-être crèvent-ils simplement plus tôt, peut-être les femelles ont-elles les ovaires défoncés, pourtant on en voit de plus en plus, de ces animaux. Ils se rassemblent le soir, ils chantent et crient ensemble, des sarabandes réjouissantes, que je raconte à Vic. J’entends son gazouillis, parfois.
Les chiens, c’est différent. Ils ont quitté le village. On entend leurs aboiements en bruit de fond, en marge. Des aboiements sempiternels, et de plus en plus sauvages.
Eux aussi, on dirait qu’ils ont besoin de se rassembler, de faire meute, et quand on en voit un on se méfie, ils ont l’air prêts à tout, encore plus au bout de leur vie que nous.
Lorna, qui a pas mal bourlingué, me dit que c’est ainsi dans certains bleds du tiers-monde.
Sarah ne va plus voir Vic. La dernière fois que nous y sommes allés ensemble, il y a longtemps, elle s’est agenouillée, et a raclé le sol. Je n’ai eu le temps de rien faire, juste observer ses mains pétrir la terre pour en garder une belle poignée. Une terre qui bruissait à cinq cents millisieverts, une raclure d’enfer, à lui pourrir les mains. J’ai crié: «Lâche, c’est dangereux!
– Laisse-moi», m’a-t-elle répondu, et elle a conservé cette terre jusqu’à la maison, comme si elle portait le feu, ou quelque chose d’aussi sacré. Un geste inutile comme nous en faisons peu, débile. Beau aussi. Ce n’est qu’après, bien après, que nous l’avons confinée, cette terre, plombée et coulée dans un bloc de béton qui reste dans l’âtre de notre cheminée. J’ai surveillé pendant de longues semaines les mains de Sarah, je n’y ai rien vu, comme si, pour cette fois seulement, nous étions quittes.
Nous vivons de peu, nos corps se sont habitués. Nous vivons comme l’humanité aurait dû vivre depuis longtemps, comme ces hommes, au Bangladesh ou ailleurs, qui le font bien, et montrent si peu de besoins. L’eau de pluie sauvée dans d’immenses cuves. Et nous avons quelques carrés où la terre n’est pas si mauvaise.
Il y a une question à laquelle on n’a toujours pas répondu, même si elle nous brûle la tête: «Qu'est-ce qu'un enfant peut faire dans un pays comme cela?» Quel avenir lui prépare-t-on? C'est quoi sa vie ? Tout seul, sans aucun autre enfant dans la zone, coin pourri de chez pourri, sans avenir, sans la moindre prospérité, où chaque bouffée d'air est une gageure et où chaque aliment est suspect. Jamais — comme s’il ne fallait pas insulter l'avenir, ou nous porter malheur par des spéculations bien trop hâtives — un de nous n'a osé aborder le sujet. Et avec Sarah, on n'en parle pas davantage. Cette question commence pourtant à me bouffer le cerveau, je sais qu'il faut qu'on l'aborde, et je sais surtout qu'il n'y a pas trente-six mille façons d'y répondre. p. 143-144