Un mois d'août caniculaire des années 50.
En six mois, à la nuit tombée, cinq femmes seules ont été tuées, poignardées, leurs habits lacérés. Les rues désertes du XVIII ème arrondissement parisien ont été
les témoins silencieux d'un même processus criminel, celui d'un assassin probablement unique.
Maigret, au Quai des Orfèvres, s'éponge le front. La moiteur de l'air ? Oui, mais pas seulement ...
L'enquête en cours le tracasse. Il lui manque un suspect et ne possède pas le moindre indice. A quand la prochaine victime ? Il ne peut mener ses patientes habitudes d'investigation. Ses méthodes intuitives si chronophages sont sans effet. Sa routine lente et laborieuse peine, ne ramène rien. le temps, sur cette affaire, désormais presse et il le sait. le commissaire doit agir. Vite. Innover s'il le faut, se résigner peut-être à d'autres méthodes que les siennes. Sa hiérarchie, les faits eux mêmes, le poussent à l'action précipitée. Il déteste çà, cette tension de chaque instant, l'absence de repères humains dans l'urgence pourtant nécessaires. Tout le perturbe et le mine. Il ne peut être le buvard patient de ce que serait un suspect à sa disposition, malheureusement absent à ses côtés; l'éponge attentive de ce qu'il montrerait et cacherait, de ce qu'il semblerait être mais ne serait pas; le témoin de ce qui l'animerait, le rongerait et l'obsèderait. le temps lui manque à l'écoute de "homme nu" recherché, enfin d'en comprendre les forces, les faiblesses, les douleurs d'âmes, ce qui peut faire jaillir de sa vie normale le désir subi ou lentement mûri de tuer, la force de passer à l'acte.
Là, pour cette affaire, le terrain de jeu policier, d'ordinaire rétréci à un tissu social particulier (éclusiers, marins, notables d'une petite bourgade ...), s'agrandit à la démesure d'un arrondissement parisien où chaque habitant parmi tant d'autres devient suspect. Tant d'hommes, tant de toits, tant de vies, tant d'intimités, de squelettes dans les placards ! le tueur à l'affût peut être n'importe qui. Ce n'est pour
Maigret qu'une silhouette vague dans la nuit, une ombre diaphane qui lui échappera sans cesse, tant qu'il ne lui donnera pas un soupçon de matérialité, un embryon de portrait.
Un psychiatre renommé, au cours d'un dîner informel, le conseille, lui laisse entrevoir une possibilité d'action: le tueur désire être démasqué, souhaite effacer une vie terne par un coup d'éclat, il tue et attend qu'on l'interroge. le dépecer de ses crimes au profit d'un innocent accusé à tord devrait l'extraire de sa tanière.
Les couloirs de la P.J. bourdonnent. Les flashs crépitent. Les journalistes sont aux aguets, questionnent en vain. le tueur enfin arrêté, pense t'on. On le travaille derrière une porte close. Il a les menottes. Des indices de ci de là: c'est lui, sûr et certain. Les aveux ne sauraient tarder. Ne pas louper le scoop, les rotatives attendent, tournent déjà ...
Le piège se referme..
Le suspect n'est qu'un leurre, un appât, un simple policier. L'orgueil supposé du tueur devrait le faire sortir du bois alors que tout l'arrondissement est quadrillé.
.... la suite appartient au récit.
Atypique ce
Maigret paru en 1955, au-delà du fait que c'est la première fois (pour ce que j'en sait) que
Simenon utilise le thème, peu courant à l'époque, du tueur en série ?
Oui et non.
Oui dans le sens où, longtemps au fil des pages, un
Maigret nouveau semble être né. le marque-page, fiché entre les pages à mi lecture, sépare un amont d'un aval. On suit, tout d'abord, le déroulé orthodoxe d'une enquête policière classique, d'un thriller moderne où l'angoisse monte peu à peu.
Simenon avance, pion après pion, en terre de roman policier procédural. le piège tendu s'organise, méthodique, factuel, dans la prévision du moindre détail, dans la gestion de ses adjoints qui, autour de
Maigret, à sa botte, n'ont jamais été aussi nombreux à répondre à la matérialité précise de ses ordres. Seul le psychiatre s'appesantit sur la psychologie du tueur,
Maigret n'en a pas le temps, il laisse à un autre le soin de ses réflexions habituelles. Il se fait organisateur minutieux, tour de contrôle pragmatique, planificateur du moindre rouage d'une mécanique qu'il souhaite parfaitement huilée. Il n'avance plus à vue, à l'intuition. Un nouveau
Maigret est venu. Tout aussi crédible.
Non dans le sens où la seconde partie, s'ouvrant sur une arrestation et un interrogatoire, resserre les boulons autour d'un
Maigret redevenu lui-même, à l'écoute de son ressenti, peu soucieux des preuves, aux aguets de "l'homme nu" qu'il se doit de pousser aux aveux. Un huis clos se referme sur deux hommes, l'un renaissant à ses méthodes, l'autre prêt inconsciemment à tout expliquer pour peu que le premier trouve les bons mots.
le suspect, alors que le seul indice contre lui ne pèse rien, se fait souris devant
le chat.
Maigret cherche le mobile, pièce fragile mais capitale dans le jeu en cours, celui d'un tueur en série n'étant souvent qu'une ombre légère et improbable, une aiguille dans la botte de foin d'une psyché perturbée. "L'homme nu", longtemps se fera attendre, il faudra aux aveux le temps d'une autre inculpation que la sienne .... Quelqu'un d'autre intervient en devant de scène. Bougre de
Simenon au service d'une intrigue à tiroirs.
Le très long face à face final, anthologique pour le moins, montre un
Simenon très à l'aise dans les dialogues habiles qu'il monte patiemment. J'y ai entrevu une similarité avec celui de "Garde à vue" entre Serrault et Lino Ventura (quel film...!).
Le prologue, en enquête procédurale type inhabituelle chez
Maigret, étonne, dépayse et montre l'auteur sous un autre jour, pragmatique et matériel. "
Maigret tend un piège" vaut amplement le détour via le suspens qui longtemps l'anime et ces deux hommes, au final, aux aguets l'un de l'autre.
Maigret ne sortira pas indemne du duel.
PS:
Simenon offre un contraste marqué entre l'obscurité des nuits d'août où la mort frappe et la luminosité, la chaleur accablante des jours qui les entourent. Apparaît ainsi un portrait d'assassin coincé entre Dr Jekyll et Mister Hyde, voisin aussi de celui de Jack the Reaper, tous deux associant la violence nocturne anonyme, l'insertion diurne banale d'un individu lambda dans la société, le désir d'en finir avec quelque chose qui les ronge.
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