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EAN : 9782707319500
477 pages
Editions de Minuit (02/02/2006)
4.29/5   73 notes
Résumé :
Sous l'Ancien Régime, il est officier au régiment de Toul-Artillerie. En 1792, il est élu membre de la Convention. En 1940, il bat en retraite avec son régiment à travers la Belgique. En 1793, il vote la mort du roi. Représentant en mission, il défend la Corse contre Paoli et les Anglais. Il fait planter dans son parc des peupliers d'Italie, des châtaigniers, des hêtres et des acacias. En 1937, il combat sur le front d'Aragon dans les rangs des milices populaires. P... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (8) Voir plus Ajouter une critique
Crier au "chef-d'oeuvre", invoquer les "monuments littéraires", le "patrimoine", c'est ne pas lire les livres valables et intimider ceux qui voudraient s'y frotter. Ce langage et ces idées de journaliste nous condamnent aux produits frelatés et aux fausses nourritures spirituelles et intellectuelles. "Les Géorgiques", roman de 1981, joue d'ailleurs avec l'intimidation (ou avec la lassitude des études classiques) en invoquant Virgile, à qui il emprunte son titre. Entre 37 et 30, à la fin des guerres civiles, Virgile composa le poème des Géorgiques, qu'il consacra au travail de la terre, et inséra au livre IV l'histoire d'Orphée et d'Eurydice. Le personnage principal de Claude Simon, qu'on ne connaît que par ses initiales, LSM, et par son prénom, passe sa vie sur les champs de bataille de la Révolution et de l'Empire, et écrit inlassablement chez lui pour recommander en détail, saison après saison, tous les travaux des champs et de l'élevage des chevaux qu'il estime nécessaires. Parallèlement, un de ses descendants, cavalier de seconde classe, passé par la guerre d'Espagne et futur narrateur, subit la "Drôle de Guerre" et la débâcle de juin 40, racontées avec un sens poétique unique de la nature et de la guerre. Enfin, un intellectuel anglais anonyme de gauche ("O.", en qui l'on reconnaît George Orwell) participe à la guerre civile espagnole dans le camp des anarchistes et échappe de peu à l'élimination aux mains des communistes. Enfin, LSM a eu deux femmes dans sa vie : l'une qu'il perd, selon le mode orphique, l'autre qui le dépouille de ses biens après sa mort (son corps, comme celui d'Orphée, étant dépecé).

Ces éléments mettent en évidence l'art de Claude Simon, qui consiste à ménager des "rimes", des effets d'échos et de répétitions, d'analogies, entre les éléments de Virgile et ceux de son roman. Mais ce n'est pas un jeu érudit, pour lequel l'auteur, en bon écrivain des années 50, n'aurait eu que mépris. C'est une vision de la littérature : la littérature n'est pas une représentation du réel, mais un jeu de reflets et d'échos entre textes littéraires. Les auteurs du Nouveau Roman rappelaient aux consommateurs de romans de gare (donc à nous aujourd'hui) que les livres dont ils ont l'habitude ne sont pas composés "naturellement", mais dépendent d'une convention aussi artificielle que tous les autres livres. A nous de faire l'effort d'accepter des conventions romanesques différentes : au prix de cet effort on gagnera un bonheur de lecture inégalé, qu'aucun polar nordique ou conte moral bien-pensant, fait à la chaîne, ne fourniront jamais. Quitter "sa zone de confort" et faire confiance au romancier est peut-être beaucoup demander.

Enfin, ces rimes narratives nous font comprendre que ce qu'on appelle Histoire, révolutions, guerres, empires, est la répétition des mêmes boucheries. La génération de Claude Simon a cru à un idéal politique. O., au milieu du roman, croit au communisme, comme LSM croit aux principes de 1789. L'un échappe de peu aux tueurs communistes, et l'autre laisse fusiller son propre frère émigré (ce qui nous renvoie à Caïn et Abel, à Romulus et Rémus). L'auteur nous balade imperturbablement des rigueurs de l'hiver 39 face aux nazis, à celles de l'hiver 37 en Aragon face aux franquistes, et à bien d'autres automnes, hivers, printemps, étés guerriers admirablement décrits, et fait voir que les cycles historiques ressemblent aux cycles naturels, tout aussi répétitifs et dépourvus de sens. Claude Simon a beau émarger à tous les grands récits de la mythologie de gauche, Révolution, Guerre d'Espagne etc, il est romancier, à savoir un destructeur d'illusions.

Il faut finir par ce qui donnera au lecteur le plus grand des bonheurs (à ne pas confondre avec le plaisir) : son art de la prose. Elle est rythmée, sensuelle, attachée aux sensations les plus physiques. Le monde y est intensément présent, non comme spectacle mais comme expérience immédiate des choses. Nulle part on ne rencontrera le commentaire moral et abstrait, dont le soin est laissé au lecteur.
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En matière d'expérience de Claude Simon je ne suis qu'un jeune apprenti. Je n'avais lu jusque-là que La Route des Flandres et La Chevelure de Bérénice. Il y a quelques temps CarlmariaB m'avait mis au défi de lire Les Géorgiques. J'avais promis de le faire dès que j'aurais approvisionné la bonne caisse de côtes-du-rhône nécessaire à accompagner cette entreprise périlleuse. Finalement, le budget de l'administration (en dehors des grands corps) étant ce qu'il est, j'ai dû me lancer avec seule bouteille de saint-joseph. Mais une bonne.

C'est parti pour une nouvelle scéance d'hypnose avec Claude Simon.

Me voici donc plongé dans le flot énergétique de Claude Simon, dans son accélérateur de particules littéraires où le choc des images apparemment disparates fait émerger du vide une matière exotique. C'est à dire en particulier (dès lors que la mesure d'un système quantique provoque sa décohérence (Qui m'a traité de cuistre?)) dans une oeuvre dont chaque lecteur fera une expérience différente. Il n'est pas impossible que cela soit un signe de qualité. Évidemment c'est une lecture assez exigeante. Mais nous sommes en démocratie : chacun a droit d'accéder au loisir, au lieu de toujours rester assigné au divertissement. Bienvenue.

Pour un commentaire plus complet, je crois qu'Henri l'Oiseleur a déjà dans Babelio fort bien dit l'essentiel. Je me contenterai donc de notules plus ou moins légères en bas de page, sans chercher la synthèse exhaustive.

En première remarque, je voudrais prévenir que certes la première partie (uniquement la première partie) présente un décor kaléidoscopique qui peut effrayer, en tous cas perdre, mais c'est probablement le but. Les personnages, les temporalités, sont émulsionnés d'une main ferme, et les repères sont minces. Il faut peut-être lâcher en grande partie prise, garder la tête près de la surface pour respirer de temps à autre, mais se laisser emporter par la vague.
Personnellement, dans la position de celui qui a déjà lu La Route des Flandres (beaucoup d'allusions dans Les Géorgiques), l'Hommage à la Catalogne d'Orwell, et qui bénéficie de connaissances relativement bonnes sur les différentes périodes historiques évoquées, dans cette position donc j'ai plutôt été actif dans le jeu de piste, cherchant à bien relier tous les points. Mais était-ce bien la meilleure voie? N'aurais-je pas dû lâcher la rampe raisonneuse? En tout cas un lecteur pour qui les références sont plus floues ne sera pas forcément lésé. Il pourra peut-être expérimenter plus intensément la poésie sensuelle de l'oeuvre, cette joie de l'épaisseur du monde.
À ce titre, je crois que l'auteur donne des clefs essentielles à la page 39 (éd. Minuit poche double).La radio grésille, le soir, en forêt, à côté de la batterie artillerie, pendant débâcle 1940, où est-ce ailleurs ?

Après la première partie donc, le fleuve est plus calme. La lecture est plus aisée.

Toutes les vues sont pénétrantes, mais ce sont encore les passages sur la Drôle de Guerre qui m'ont semblé les plus originaux. Il me semble que ce n'est pour le moins pas un sujet rebattu et le souffle qu'y met Claude Simon en rend les couleurs dans leur plus beau terne.

J'ai plus de mal à comprendre les passages sur Orwell et la Catalogne (en volume assez mince). Je ne crois pas être une groupie hystérisée de cet intellectuel engagé et visionnaire, devenu post-mortem une tarte à la crème transpartisane, cependant je n'ai pas lu dans L'Hommage à la Catalogne ce qu'il me semble que Claude Simon y a vu. Ce n'est pas essentiellement de la part de Simon, une charge contre Orwell, mais je crois qu'on a à la fois l'impression d'une paraphrase du livre (comme s'il était recopié comme les lettres de l'ancêtre LSM de l'auteur) alors que le lecteur d'Orwell voit probablement que certains éléments manquent et que le tableau final est déséquilibré,vers une certaine futilité d'Orwell. Comme si Simon voulait démontrer quelque chose. C'est un choix. Il m'a laissé une impression mitigée. Je suis peut-être passé à côté de quelque chose. Je n'ai pas ordinairement l'impression que Claude Simon enfermé son lecteur dans une conclusion trop nette. Quelque chose m'échappe vraiment.

Il me semble bien que dans la première moitié du livre Claude Simon emploie plusieurs fois l'adjectif "cosmique". Est-ce une allusion à Virgile ou un clin d'oeil vers la science-fiction ?
La capacité de Claude Simon à plier et replier le temps et l'espace n'est pas dans mon esprit sans évoquer le mode de transport des navigateurs de la guilde spatiale dans Dune de Frank Herbert. Cependant là où Herbert pose un joli gadget narratif, Simon fabrique la machine en vrai, plie et replie l'espace et le temps. Claude Simon inventé le voyage instantané.

Mais peut-être le roman de Simon est-il aussi un hommage au kouign-amann, plié, replié, tellement riche? Or un kouign-amann de un kilo contient toujours au moins deux kilos de beurre. C'est un mystère de la physique. Avec Claude Simon, on est aussi dans ce que la science ne sait pas expliquer, la littérature, la nourriture la plus riche.
Hypnose, vous dis-je.

À part ça, il va falloir penser à regarnir les haies et à semer de la luzerne dans le pré près de la rivière. Et comment se fait-il que les armoires ne sont pas pleines de linge? C'est agaçant.


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Les Georgiques est un roman protéiforme, des plus exigeant, un monument de la prose.

On y suit les destinés de trois personnages principaux, l'auteur lui-même à différentes époques de sa vie, de sa jeunesse à son âge d'homme, battant en retraite, blessé, avec son régiment de cavalerie à travers la Belgique, devant l'avancée irrésistible des forces allemandes. Mais c'est surtout la figure du Général Jean-Pierre Lacombe-Saint-Michel qui fait sailli, ancêtre de l'auteur, ayant voté la mort du roi, ayant servi dans les armées révolutionnaires puis Napoléon, dont la vie fut fort romanesque et dont le frère cadet, émigré pris les armes à la main fut fusillé comme traître. Enfin c'est George Orwell, l'écrivain d'hommage à la Catalogne qui apparaît, durant son engagement lors de la guerre d'Espagne. Guerres révolutionnaires, guerres de l'Empire, guerre d'Espagne, Seconde Guerre mondiale donc. le titre fait référence à la nature omniprésente dans le roman et au travaux agraires incessant que le général fait faire dans sa propriété.

Ceci étant posé, dès la scène liminaire ont est submergé par un style riche et ample, déconcertant. Ensuite les phrases s'entremêlent on ne sait pas à quel personnage on a à faire, c'est extrêmement déroutant, on a presque l'impression de lire du Joyce. Puis ce sont de grandes phrases, de longues périodes, encore plus longues semble-t-il que celles de l'auteur de la Recherche du temps perdu, l'humour et l'analyse psychologique en moins, interrompues au beau milieu pour donner cours à une autre narration. C'est un combat que doit livrer le lecteur, se battre pied à pied pour retirer sens et signification de ces phrases alambiquées. L'auteur n'est pas de ceux à condescendre à se mettre au niveau du lecteur, c'est à celui-ci par contention d'esprit et patience, qualité qui se fait rare en cette époque d'immédiateté et d'actualité - mon exemplaire d'occasion issue d'une bibliothèque de banlieue portant la mention infamante de "retiré des collections" faisant foi, de se frayer passage à travers la prose riche et méandreuse.

Les Georgiques est un roman complexe, élitiste, demandant la participation active du lecteur. A celui qui saura s'en montrer digne, la lecture sera une absorption totale de l'être, une aventure, un moment privilégié. Vous voila prévenu.
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J'étais curieux de lire du Claude Simon pour la première fois : je m'attendais à de la littérature exigeante et je n'ai pas été déçu. Les cinquante premières pages m'ont parues incompréhensibles, entrelacements de scènes de guerre à travers les époques (révolution, premier empire, guerre civile espagnole, seconde guerre mondiale) avec pour fil conducteur un simple "il". En progressant ,la figure centrale apparaît être un général d'empire, LSM, (qui écrit au fil des années et à travers l'Europe à son intendante, Batti, des lettres à propos des cultures et travaux à faire dans ses propriétés (d'où la référence du titre à Virgile)). Ce général d'empire est un ancêtre du narrateur (de Claude Simon). le style est ample, tout en circonvolutions, mais pas ampoulé pour autant. Longues phrases à travers lesquelles passe indéniablement un souffle. La langue est belle. le bémol est sérieux : même en étant bien disposé on ne peut pas ne pas éprouver un certain ennui dans certains passages particulièrement répétitifs, notamment à la fin, un peu artificielle, où l'auteur entrecroise des extraits des véritables lettres du général LSM au sujet de la politique et des cultures de son domaine, où il avait fini par revenir pour y mourir un an plus tard...
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Ecriture, époques qui se déchirent et dont on voit les couches... L'écriture est une matière... Quelle maîtrise ! J'ai été transportée d'un bout à l'autre !
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Citations et extraits (14) Voir plus Ajouter une citation
La troisième phase (celle de la désagrégation elle-même dont le signal sembla être donné par l'apparition de la neige - ou plutôt, dans le noir, l'attouchement des flocons silencieux, ouatés, fondant doucement sur les visages) ne peut être décrite que de façon fragmentaire à l'image du phénomène de fragmentation lui-même. Pour commencer, et contrairement aux précédentes, il y a une halte à la fin de laquelle on repart sans avoir attendu les nouvelles de l'arrière. A partir de là (car, en somme, cette reprise de la marche avant le regroupement de l'escadron consacre ce que dans des circonstances normales aucun commandant d'unité ne peut permettre : la rupture de sa cohésion) il faut (puisqu'il n'y a plus d'unité constituée) passer du pluriel au particulier. Donc, soudain, sans qu'il comprenne comment, ni puisse dire à quel moment exact cela s'est produit, ni depuis combien de temps, un cavalier (l'un ou l'autre) prend tout à coup conscience qu'il n'a plus devant lui la croupe du cheval qui le précédait, et aucun cheval non plus ni bruits de sabots derrière lui, et le seul crissement de la neige qu'il perçoit c'est sous ses propres pieds et sous les fers de son propre cheval, et tout ce qu'il peut voir, en avant, en arrière, à droite, à gauche, c'est la nuit noire, et seulement la vague lueur grisâtre sur laquelle il marche, continuant machinalement à mettre un pied devant l'autre, de même que quelque instinct animal (le sien ou celui de son cheval?) le maintient sur la piste que forme la neige piétinée et dure, et aucun bruit, sauf cette espèce d'immense et silencieuse rumeur des flocons qui continuent à tomber, qui tombent maintenant depuis un temps qu'il ne parvient pas à se rappeler, et à un moment il croit distinguer en avant de lui comme une forme immobile, noire dans le noir, devinant confusément à mesure qu'elle se rapproche ou plutôt qu'il s'en rapproche, le cheval arrêté, planté sur ses quatre jambes comme sur des piquets, et le cavalier arrêté aussi, le casque appuyé contre le flanc du cheval comme s'il ressanglait, ou comme s'il urinait, mais ce n'est ni l'un ni l'autre, et quand il passe à côté de lui il entend quelque chose comme bon dieu oh bon dieu bon dieu, mais il ne s'arrête pas, il continue, et il entend le type et le cheval qui marchent maintenant derrière lui, le bruit de la neige crissant sous quatre souliers et huit fers, et il marche, et le type suit, et il l'entend qui pleure, et il ne se retourne pas, il continue, et puis il ne l'entend plus, et il ne se retourne pas, il continue, et la neige continue à tomber, et il ne fait plus froid vraiment, mais c'est maintenant sans importance, et un moment plus tard (mais peut-être qu'il dort? : il pense qu'il a souvent dormi à cheval, il pense que peut-être on peut aussi dormir en marchant, et alors qu'est-ce qui est avant ou après?) cela recommence, c'est-à-dire un autre cheval et un autre cavalier arrêtés (mais peut-être est-ce le même type et le même cheval, ou peut-être que le cavalier arrêté c'est maintenant lui, et que c'est lui aussi qui, à son tour, émet des bruits bizarres, méprisables), et un cheval et un cavalier passent sans s'arrêter, et le cavalier arrêté (peut-être lui après tout?) se remet en marche, continue pendant un moment en émettant toujours ces bruits bizarres, puis cesse de faire du bruit, et comme cela plusieurs fois dans la nuit, sauf que la chose se produit à des intervalles de plus en plus espacés, de sorte qu'il marche (ou reste arrêté?) parfois dix minutes ou un quart d'heure (du moins il lui semble) sans voir personne, et parfois il y a (ou il lui semble qu'il y a) pas un mais trois ou quatre chevaux et leurs cavaliers arrêtés ou qui le dépassent, ou qui marchent devant et derrière lui, puis il se trouve de nouveau seul, il marche, il s'arrête, il s'appuie la tête contre le quartier de la selle, au bout d'un moment il sent la sueur qui refroidit sur lui, il repart, il marche, il s'arrête, il marche, la neige tombe toujours, il s'arrête, il marche, il marche, il aperçoit un point lumineux, il marche, il voit un homme casqué éclairé par un fanal qui pend au bout de son bras, il arrive près de l'homme, l'homme élève sa lanterne pour voir son visage, puis fait un mouvement de côté avec la lanterne et dit Par là, il regarde par là, il voit la porte faiblement éclairée d'une écurie ou d'une étable, il y a une lanterne dans l'étable, il y a déjà là plusieurs chevaux, la lueur de la lanterne se reflète sur les croupes et les selles mouillées, il pousse son cheval à côté des autres, il l'attache à la mangeoire, il ne le desselle pas; à la lueur de la lanterne il distingue au fond une échelle, il monte à l'échelle, en haut de l'échelle il y a quelque chose de mou où il marche en s'enfonçant, il y a des corps couchés dans le foin, il tâtonne jusqu'à ce qu'il trouve une place libre, il se débarrasse de son mousqueton, il s'allonge sans se déséquiper, il s'endort.
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Mais le temps n'était pas encore venu. Sans doute fallait-il que d'abord ils (les hommes, les cavaliers) passent (comme au cours de ces initiations rituelles que pratiquent des ordres ou des confréries secrètes) par la série des épreuves qu'avait consacrées une longue coutume (la pluie en automne, le froid ensuite, l'ennui) avant d'en arriver au printemps, à cette suprême et dernière consécration : celle du feu, soudaine, violente, brève, juste le temps d'apprendre ce qu'on (les commandements réglementaires et les métaphores de poètes) leur avait caché, c'est-à-dire que ce que l'on appelait le feu était véritablement du feu, brûlait, que les ruines, les entassements sales de briques, de moellons hérissés de poutres encore fumantes à quoi pouvait soudain se réduire ce qui avait été une maison, une grange, l'estaminet d'un carrefour, ou encore les carcasses décharnées des camions, des motocyclettes, des autos (et de leurs conducteurs) qui achevaient de se consumer, léchées de courtes flammes, parsemant ici et là, puantes, la verte campagne en fleurs (et eux exténués, ahuris, sur leurs chevaux fourbus, les pelotons de jour en jour plus clairsemés, puis refondus, se clairsemant encore, une seconde fois refondus, puis une troisième, jusqu'à ce qu'il ne restât plus de tout le régiment que deux officiers, deux cavaliers et deux cyclistes, puis les deux officiers et les deux cavaliers, puis seulement les deux cavaliers), avaient été attaqués, désagrégés par une flamme concentrée en une fraction de seconde, secouant l'air, le paysage tout entier, comme un vulgaire décor de toile, laissant après coup la marque charbonneuse, l'uniforme couche d'un gris ferrugineux qui recouvrait indistinctement les briques, les ardoises, les morts, et de longues traînées noirâtres, aussi prosaïquement sales qu'une cheminée mal ramonée ou le fond d'une poêle à frire.

p. 130
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les graciles et minces bras nus, les joues délicatement rosies par une fièvre, une excitation elle aussi bienséante, se propageant de proche en proche, le discret bourdonnement des voix mêlé aux timides essais des instruments de l’orchestre en train de s’accorder, à l’anarchique désordre de cordes pincées, de soupirs, de brefs arpèges, annonçant (ou faisant partie d’) un cérémonial…. et qui, confusément , lui parut relever d’une clandestinité d’autant mieux protégée qu’il n’y avait là en apparence rien de défendu, de caché, qu’il se trouvait là non par fraude ou par ruse…. mais qu’il avait cependant l’impression de voir pour la première fois, métamorphosés, les jeunes femmes ou les jeunes filles en partie dénudées, parées, les membres de l’assistance unis, comme les associés d’une société secrète, par une sorte de complicité que trahissaient leurs chuchotements, leur maintien compassé, sévère, assemblés là pour participer à un de ces rituels à la fois sacrés et barbares dont, lorsque après l’exécution de l'ouverture le solennel rideau se fut levé
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[Des secrets de famille emmurés ] ... puis se taisant à jamais), reposant maintenant au milieu de ces plantes d'apparat, cette exotique végétation de salon aux feuilles en formes d'éventails, de sabres, de jets d'eau, qui, autour de la gisante, semblait monter une dernière garde pour qu'elle emporte dans la tombe, apaisée enfin, le souvenir de cet ordre des choses immuable dans lequel elle avait vécu, emportant en même temps avec elle le secret dont par fidélité au nom ensanglanté qu'elle avait porté elle ne s'était senti le droit ni de se soulager ni de détruire la trace (non pas cette fois tenue à l'abri des vitres d'une bibliothèque fermée à clef mais cachée, tout au moins aussi longtemps qu'elle serait vivante, aussi longtemps qu'elle serait là pour s'opposer à ce qu'on changeât le papier qui tapissait la cage du monumental escalier, dissimulant la porte de ce placard où était empilé l'amoncellement de paperasses, de vieilles lettres et de registres sur lesquels s'accumulait une crissante poussière de plâtre moisi, pensant peut-être, comme le dit plus tard l'oncle Charles, (ou évitant d'y penser) qu'une fois morte, une fois la dernière chair du nom disparue, cela n'aurait alors plus d'importance ...) : comme un cadavre enseveli derrière les entrelacs de feuillages d'un rouge fané se répétant avec symétrie, détrempés et soulevés de gonfles par l'humidité, se décollant, recollés au fur et à mesure, les déchirures masquées à l'aide de morceaux découpés dans cette inépuisable réserve de rouleaux décorés du même motif qu'elle (la vieille dame) conservait sans doute dans ce seul dessein, ne laissant à personne d'autre le soin de surveiller le frotteur et la boiteuse qui, sous sa direction, s'efforçaient tant bien que mal de raccorder aux guirlandes délavées les carrés et les rectangles chichement mesurés non pas tellement par avarice ou économie que par l'effet sans doute de l'angoisse avec laquelle elle voyait chaque fois s'amincir les rouleaux et diminuer leur provision, appréhendant le temps où le dernier d'entre eux devrait être entamé, où l'éphémère écran de colle et de papier pourrirait irrémédiablement, se décollerait sans recours, laissant apparaître sous ses gonfles et à travers une déchirure l'humide et ténébreux tombeau où se décomposait comme une charogne (et peut-être espéra-t-elle - quoique peut-être elle ne sût pas exactement de quoi il s'agissait - que le plâtre détrempé, la moisissure, en auraient raison) le témoignage de ce quelque chose d'inexpiable (de monstrueux ?) qui s'était passé plus d'un siècle auparavant et devait, du moins pour elle, rester oublié, nié.

pp. 193-194.
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lorsque l’entêtante odeur d’encens, les clignotements des cierges, la profusion de lumières, de chasubles et de surplis brodés, les choeurs des voix cristallines, le tonnerre des orgues s’interrompaient soudain et que, étirant le cou, et prêtant l’oreille, il parvenait à distinguer sur la gauche de l’autel, le vieil évêque couvert d’or….. en même temps qu’on entendait, à peine perceptible, la voix chevrotante, cassée, si faible, si ténue dans le monumental silence… parvenant pour ainsi dire en trébuchant au bout de la courte phrase modulée plutôt que chantée
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Vidéo de Claude Simon
Avec Marc Graciano, Maylis de Kerangal, Christine Montalbetti & Martin Rueff Table ronde animée par Alastair Duncan Projection du film d'Alain Fleischer
Claude Simon, prix Nobel de Littérature 1985, est plus que jamais présent dans la littérature d'aujourd'hui. Ses thèmes – la sensation, la nature, la mémoire, l'Histoire… – et sa manière profondément originale d'écrire « à base de vécu » rencontrent les préoccupations de nombreux écrivains contemporains.
L'Association des lecteurs de Claude Simon, en partenariat avec la Maison de la Poésie, fête ses vingt ans d'existence en invitant quatre d'entre eux, Marc Graciano, Maylis de Kerangal, Christine Montalbetti et Martin Rueff, à échanger autour de cette grande oeuvre. La table ronde sera suivie de la projection du film d'Alain Fleischer Claude Simon, l'inépuisable chaos du monde.
« Je ne connais pour ma part d'autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c'est à dire mot après mot, par le cheminement même de l'écriture. » Claude Simon, Orion aveugle
À lire – L'oeuvre de Claude Simon est publiée aux éditions de Minuit et dans la collection « La Pléiade », Gallimard. Claude Simon, l'inépuisable chaos du monde (colloques du centenaire), sous la direction de Dominique Viart, Presses Universitaires du Septentrion, 2024.
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