Roman dans le genre initiatique. On suit le parcours d'Eugène-Marie
Favart en deux temps. La première partie du roman se déroule en 1923 alors que le protagoniste est élève au lycée et qu'il rêve ardemment de troquer ses culottes courtes de garçon contre un pantalon long, vêtement qui, selon lui, lui permettrait d'accéder à la vie d'adulte. L'occasion de s'en procurer un se présente lorsque la famille est invitée aux noces d'un oncle
Favart à Paris. le choc du jeune lycéen quand il sort de sa province pour rencontrer les membres de sa famille élargie, des hommes bien différents de ses parents, qui ont vécu dans la ville-lumière toute leur vie. le pantalon, élément symbolique et superficiel, ne suffit pas à faire d'Eugène-Marie un homme, comme par magie. C'est alors qu'il vire fou, prêt à tout pour devenir quelqu'un, surtout se distinguer de son père et de sa mère, des ringards de province qui embarrassent Eugène-Marie au plus haut point durant cette noce devant les oncles et les cousins. Lors du bal des mariés, donc, c'est là qu'il va en profiter pour se prouver. Il se déchaîne d'abord contre ce dessinateur de chez Citroën qui fait des ennuis à la femme avec qui il a dansé pour plus tard emmener cette pauvre Marcelle dans un coin sombre et essayer de la violer.
La transformation de l'élève bourgeois, bien sage et tranquille, rêveur, fils d'ingénieur, est si radicale et inopinée qu'on croit nager non pas en plein coeur d'un drame mais bien d'une oeuvre surréaliste. Heureusement, la plume de Vailland est agréable. Au cours du bal, il décrit comment Eugène-Marie, que Marcelle a invité à danser, est incapable de bouger en suivant le rythme. On pourrait dire que la prose narrative de Vailland en est l'image. Par exemple, le début du roman est extrêmement lent par rapport au reste de la première partie. Alors qu'on est dans la maison particulière de l'ingénieur
Michel Favart à Reims, où il ne se passe rien mais où l'auteur s'attarde sur des descriptions inutiles et dans une scène sentimentale entre le fils et la mère. Puis, soudainement, toute l'action – la bataille et la tentative de viol d'Eugène-Marie - se bouscule et est condensée en quelques pages seulement dans un rythme qui se brise, devient endiablé.
La deuxième partie du roman se déroule vingt ans plus tard. On voit Eugène-Marie qui a atteint l'âge adulte mais se cherche toujours autant. On apprend que sa première tentative pour s'émanciper de la bourgeoisie et s'affranchir de ses parents a été de se faire ouvrier. Cependant, incapable de se débarrasser de ce côté rêveur, superficiel, élégant, il décide de se faire artisan imprimeur. Donc, même s'il travaille fort jour et nuit à relier et à imprimer ses livres, il ne sort pas de sa condition, ce qu'il fait est inutile au peuple, son entreprise vouée à l'échec.
Il se range, devient finalement ingénieur – comme son père – et est employé pour la S.N.C.F. C'est à cette époque de sa vie où on le retrouve au centre de l'enquête policière menée par l'inspecteur Marchand qui le soupçonne d'être la clé d'un réseau clandestin de communistes résistants qui ourdissent et perpètrent des attentats sur les chemins de fer de la France occupée et qu'il s'agit de démanteler.
Finalement, c'est à travers cette dernière intrigue policière - l'auteur semble chercher sa voix autant que son protagoniste - que le lecteur se demande, en suivant l'enquête de l'inspecteur, si Eugène-Marie a vraiment quelque chose à voir avec cette série d'attentats héroïques et plus particulièrement avec la mort du camarade Madru – personnage marquant qui apparaît dès la première partie, aux noces des
Favart. C'est lui qui prend le garçon en flagrant délit de violer Marcelle et le désapprouve. Il est comme le symbole de la virilité, le modèle mystérieux de masculinité auquel le jeune Eugène-Marie s'identifie. Dans la seconde partie, l'enquêteur Marchand est persuadé que le protagoniste est lié à la mort de ce Madru et à l'action communiste, et le lecteur aussi… Mais, si seulement !
Non, c'est la grande solitude d'Eugène-Marie, qu'il a traîné comme un boulet toute sa vie et qui l'a malheureusement défini. Exclu de ce « paradis » auquel il aspire, cette idée endossée par
Roger Vailland qu'un homme ne peut être pleinement heureux et accompli qu'à travers la grande fraternité communiste, la fameuse camaraderie. Un homme n'est un homme qu'en appartenant à un mouvement. En l'occurrence, celui du communisme. Selon lui, il n'y a qu'une seule manière d'être digne, une seule raison d'être possible et elle est dans cet engagement. Mêlé, quoique à tort dans cette affaire, une dernière occasion pour Eugène-Marie de « devenir » se présentera.
Bon. Il va de soi qu'en tant que baron, je n'adhère pas à cette vision. Mais, je peux apprécier le style riche de l'écrivain tout de même, sa prose expressive et colorée. La volonté de transgresser sa condition, de renverser l'autorité, l'élément de subversion. Pour un lecteur du XXIe, il est toujours intéressant de se plonger dans cette perspective d'une autre époque, celle de la deuxième guerre mondiale au demeurant. le personnage du policier Marchand, policier qui se veut artiste et prétend faire de la musique avec ses enquêtes est très original aussi, assez amusant.