AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de cprevost


« L'effet de génération », le petit livre de l'historien Michel Winock ouvre l'appétit mais sans jamais rassasier son lecteur. La dynamique générationnelle de la pensée et de l'histoire des intellectuels français du siècle dernier y est trop superficiellement et trop partialement abordée. Il vous vient, tournée la dernière page de ce petit opuscule – une vraie boulimie – des envies de relectures d'ouvrages plus consistants sur ces questions. Je pense en autre au très fouillé « D'une révolution conservatrice : Et de ses effets sur la gauche française » de Didier Eribon. L'auteur semble si peu à distance de son sujet, si peu informé que l'on ne peut s'empêcher d'évoquer à chaque ligne, s'agissant des intellectuels, l'oeuvre brillante de Pierre Bourdieu.
La nourriture n'est certes pas roborative mais elle vous laisse un goût fort amer dans la bouche. Loin d'un passé récent, certaines structures, certains modes de fonctionnement, certains positionnements (le jeu bourdieusien) du champ intellectuel sont très partiellement mises à jour et illustrées par l'auteur. La stratification des générations du vingtième siècle à partir d'évènements historiques (la guerre, la crise, le communisme, la décolonisation, Internet, l'écologie, etc.) est ainsi utilement soulignée. Lorsqu'il est question, en revanche, de l'après-guerre, Michel Winock semble tout ignorer – aux deux sens du terme : ne pas savoir mais aussi mépriser – la vie des idées et la pensée critique de son temps. Il entreprend, assez médiocrement, à mon humble avis, de prédire un passé qui justifierait le déplacement vers un certain conservatisme, depuis les années 70 et le début des années 80, du centre de gravité de la vie intellectuelle française. Il est malheureusement et étonnamment moins question dans ce petit opuscule de Lacan, Sartre, Simone de Beauvoir, Bachelard, Dumézil, Levi-Strauss, Michel Foucault, Deleuse, Pierre Bourdieu, Jean-François Lyotard, Guy Lardreau, Castoriadis, Henri Lefebvre, Guattari, Emmanuel Mounier, Merleau-Ponty, Althusser, Rancière, Alain Badiou, Etienne Balibar que des très modestes Raymond Aron, Alain-Gérard Slama, Marcel Gauchet, Bernard-Henri Lévy, Rosanvallon, Edgar Morin, Véronique Vasseur , Philippe Even, Irène Frachon, Houellebecq
Les nombreuses pages consacrées à Aron et Sartre ne sont certes pas originales mais absolument symptomatiques de la médiocrité de certains débats actuels. Raymond Aron est aujourd'hui l'archétype de l'intellectuel au service du pouvoir et de l'ordre établi auquel son image renvoie, c'est-à-dire l'archétype de toute une pensée conservatrice qui ne dit pas son nom –celle des revues « Débat », « Commentaire », celle de Science Po, à laquelle appartient Michel Winock. C'est là tout un corpus opposé à la pensée critique, à l'oeuvre de Sartre. Au fond, je pense que Pierre Bourdieu était fondé à souligner que le couple Aron-Sartre n'a jamais existé (et surtout pas dans l'esprit des deux protagonistes, tant Aron s'avait que son oeuvre n'est rien à côté de celle de Sartre) et que ce cliché partout répété n'est qu'un artefact politique produit rétrospectivement à des fins intéressées celle de l'auteur et de son entourage (se sentir autorisé à devenir conservateur en se réclamant de la « lucidité » d'Aron et en condamnant les « égarements» de Sartre). Ce qui me semble plus originale en revanche dans cet essai, c'est d'ajouter au bêtisier aronien, largement cité, celui de l'auteur doublé de méchanceté. Jugez vous-même : « ce qui frappe d'abord dans ces destinées parallèles, c'est ce que j'appellerais l'immaturité de Sartre, en regard de l'engagement assez précoce d'Aron .» ; « Sartre à beau fonder un petit groupe de résistance, « Socialisme et liberté », cela n'ira pas très loin, et Sartre ne poussera pas l'intransigeance jusqu'à refuser un article à « Coemédia », laissera jouer « Les Mouches » et publiera « L'Etre et le Néant » dans le Paris de l'occupation . Au total, la figure d'un Sartre résistant n'est pas éclatante : des rencontres, des articles dans la presse clandestine, peu de chose à vrai dire. » ; « Comment sauver la Révolution, comment sauver le communisme de sa perversion stalinienne, comment réconcilier le marxisme et la liberté ? Telles sont les questions auxquelles il répond de façon étourdissante, pour nous comme pour lui : « J'y travaillais dix heures par jour, disait Sartre, en croquant des cachets de corydrane – j'en prenais 20 par jour, à la fin … » » ; « le problème algérien ». de façon succincte, on peut dire que Sartre a pris « une position radicale ». Il fait scandale » ; « le 21 septembre 1970, le philosophe qui avait écrit jadis qu'il ne fallait pas « désespérer Billancourt » est juché sur un tonneau, aux portes précisément des usines Renault. C'est un petit homme, il a 65 ans, il harangue les ouvriers. » ; Entre-temps, il est frappé de demi-cécité – ce qui ne l'empêchera pas à nouveau scandale en décembre 1974, en allant rendre visite à Andréas Baader dans sa prison de Stammheim. » ; « Quand Aron mourut trois ans plus tard, il y eu beaucoup moins d'émotion dans la jeunesse. Sa vie privée n'avait jamais défrayé la chronique. » ; « Evidemment, Aron est, en un sens, incomparable avec Sartre, car il ne viendrait à l'idée de personne de lui attribuer du génie, alors que lui-même en accordait à Sartre. Mais que faut-il en conclure, sinon qu'il convient de se méfier des génies en politique ? ». Comment est-il possible de ne pas reconnaître notre dette aujourd'hui à l'égard de Sartre ? "Saint genet : Comédien et martyr» est l'un des plus grands textes théoriques sur l'homosexualité et la subjectivation minoritaire. Et la postérité de «L'Etre et le Néant » est telle qu'il serait vain d'essayer de la mesurer. Sans oublier, bien sûr, « Réflexion sur la question juive », l'importante préface au livre « Les damnés de la terre » de Frantz Fanon, à l'acmé de la violence coloniale, ou celle qu'il donna à l'anthologie de la poésie noire éditée par Senghor … Non, pour Winock il n'est question à titre d'inventaire que d'un bric-à- brac de café du commerce : maturité lycéenne, pharmacopée, scandale, âge, cécité et taille, etc. … J'ignore de mon côté le bénéfice que le lecteur pourrait tirer de cette analyse, mais c'est le moindre de mes soucis. Passé un certain degré de bêtise, les livres cessent de m'intéresser.
C'est Pierre Bourdieu qui rappelait que l'appartenance au champ intellectuel implique des intérêts spécifiques, des contrats d'édition ou des postes universitaires mais aussi des signes de reconnaissance. Je ne résiste donc pas à citer la critique élogieuse et amusante de « L'effet de génération » par Alain-Gérard Slama, professeur à Science Po: « Un essai magistral ».
Commenter  J’apprécie          20



Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}