Pour ce roman d'une qualité remarquable,
Simenon et son éditeur avaient pensé un temps au titre "
Maigret marche sur des oeufs." Plus classique d'aspect, le titre finalement retenu est à notre sens bien trop timoré pour son intrigue bouillante et réglée au quart de virgule.
Maigret y est en effet confronté à l'une de ces machinations bien tordues qui, de surcroît, se déroule dans ce milieu dont il sait bien qu'il attire toujours des ennuis : celui des grands bourgeois. Et pas n'importe quelle grande bourgeoisie en outre puisque la propriétaire des lieux n'est autre que l'une des filles du président Gassin de Beaulieu, ancien magistrat désormais en retraite dans sa Vendée natale mais dont le nom révolutionne encore tous ceux qui l'ont connu au Palais. Grande famille, grande fortune, intégrité parfaite, dura lex sed lex, enfin : de quoi donner des sueurs froides à un fonctionnaire qui, si haut soit-il dans la hiérarchie du Quai des Orfèvres, peut encore redouter, s'il tient à refuser les pressions de toutes sortes, le vilain coup de griffe d'un vieillard arthritique et notoirement peu plaisant question caractère.
Pour compliquer les choses, il n'y a pas de crime. (En fait, celui-ci ne survient que dans les derniers chapitres.) Au début, il n'y a qu'une lettre anonyme, à l'en-tête soigneusement tranché au massicot, et rédigée sur papier grand luxe - un papier que ne vendent à leur clientèle hyper-fortunée que deux papeteries parisiennes. Même si les caractères sont tracés en écriture bâton, le style n'est pas celui du premier maçon venu et
Maigret, d'abord perplexe, flaire presque tout de suite que cette missive n'est celle ni d'un farceur, ni d'un fou. Avec les moyens dont il dispose, il remonte vite la piste et, après avoir pesé le pour et le contre, fait comme à son habitude : c'est-à-dire qu'il fonce. Avec une fausse décontraction - mais quand faut y aller, on y va, que Diable ! - il se présente chez M° Parendon, l'une des lumières du droit maritime mondial, un homme au demeurant extrêmement sympathique, qui lui confesse suivre attentivement toutes ses enquêtes et ne tarde pas à lui demander ce qu'il pense du fameux article 64 du Code Pénal, lequel traite de la responsabilité du criminel si, au moment des faits, il est déclaré être sous l'empire d'une crise de démence passagère.
M° Parendon, qui ressemble fort à un gnome, a une épouse mince, hautaine et que les instituts de beauté aident beaucoup à conserver un certain air de jeunesse perpétuelle. Elle est donc née Gaussin de Beaulieu et elle ne permet à personne de l'oublier - surtout pas à
Maigret, d'ailleurs . Dans cette maison vaste et moquettée du haut jusques en bas, cette créature méprisante se déplace, fût-ce en hauts talons bien clinquants, comme l'ombre de Peter Schlemihl et surprend ou a surpris à peu près tous les résidents dans ces moments délicats et cruciaux où, justement, ils eussent souhaité que personne ne les vît. Y rencontre-t-elle une jouissance quelconque ? Peut-être, peut-être pas. Nous ne le saurons jamais mais la consonance sadique pointe ici son nez aigu.
Ce couple mal assorti a deux enfants, Jacques, surnommé "Gus", qui, à quinze ans, songe à faire carrière, car il est brillant, dans l'électronique, et Paulette, auto-rebaptisée "Bambi", qui suit des études d'archéologie. L'un comme l'autre adorent leur père mais, en ce qui concerne la fidèle secrétaire de celle-ci, Antoinette Vague, en service depuis quatre ans, leurs sentiments s'opposent. Gus l'admire et sent qu'elle cherche, elle aussi, à "protéger" son père - mais de quoi ? de qui ? Cela demeure un mystère ... Bambi, elle, souffre de la jalousie des possessifs et la voit comme une parfaite intrigante. Pourtant, à la décharge de Bambi, précisons qu'elle n'apprécie pas non plus beaucoup sa mère - laquelle est, il faut bien le dire, exaspérante : la grande bourgeoise dans toute son horreur, pour qui (elle le dit à un
Maigret légèrement estomaqué) seuls sont "normaux" les gens de sa caste ...
Là-dessus, viennent se greffer les domestiques, dont Ferdinand, maître-d'hôtel exemplaire qui eut, jadis, quelques problèmes avec la justice et s'engagea alors dans la Légion. Désormais, il connaît bien la musique et aide
Maigret du mieux qu'il peut. Puis une cuisinière exceptionnelle, toujours prête à faire des heures supplémentaires quand Madame reçoit et dont les gages sont, en conséquence, plus élevés que ceux de la femme de chambre, Lise, qui, elle, part tous les jours à 18 heures ... D'où bisbille et mots aigres entre les deux femmes.
Tout ce petit monde vit avenue Marigny, non loin du Palais de l'Elysée.
Comment, dans de telles circonstances,
Maigret n'hésiterait-il pas, en effet, à se lancer ? Surtout que la seconde lettre qu'il reçoit, bien plus froide et comme pleine de rancune, lui dit tout net qu'il s'est comporté comme un idiot, qu'il a, en quelque sorte, "donné l'éveil" et que, s'il restait une chance d'éviter le crime, désormais c'est trop tard. Puis viendra l'appel anonyme et tranchant : ce sera pour aujourd'hui, c'est sûr !
Mais, à défaut d'où, qui, comment et pourquoi ? Car l'informateur anonyme, qui semble cependant savoir pas mal de chose, ne désigne personne, que se soit dans le domaine de
l'assassin ou dans celui de la victime. Avenue Marigny, c'est le ballet des inspecteurs que nous connaissons bien : Janvier, Lucas, Torrence et Lapointe. Evidemment, chacun a son "favori".
Maigret lui-même penche ou pour Parendon en personne, ou pour son épouse.
Mais ...
L'identité de la malheureuse victime surprend tout le monde et émeut profondément
Maigret qui, pour une fois depuis ses tous débuts, a bien du mal à assister à la levée du corps. le seul point positif dans l'affaire - si l'on ose dire - c'est que, maintenant, il a carte blanche. Et il va mener rondement son affaire.
C'est du "grand"
Maigret, une analyse fouillée de la "folie" et de la "normalité, de l'infime limite qui peut les séparer et des causes les plus étranges qui sont susceptibles de déclencher la première ou, au contraire, de la laisser toute sa vie en sommeil. Amour, orgueil, fierté blessée, éducation pervertie qui, dès l'enfance, entraîne comme une sorte de "coupure" avec le monde de tous les jours sans que, d'ailleurs, le futur criminel et encore moins ses parents en aient conscience ... Tout semble au rendez-vous mais peut-être trouverez-vous vous-même d'autres raisons à l'apparition de cette horreur. Les personnages sont, tous, d'une intensité quasi électrique : à peine entre-t-on avenue Marigny, qu'on les sent, qu'on les touche, qu'on les voit, qu'on éprouve ce qu'ils ressentent, qu'on suspecte ce qu'ils cachent (à tort ou à raison, c'est une autre affaire). Bref, un titre un petit peu trop modeste pour l'une des meilleures enquêtes du commissaire
Maigret. Ne tombez pas dans le piège et n'hésitez pas : lisez-le ! ;o)