A Fatal Inversion
Traduction : Frédérique Nathan
ISBN : 978-2702116968
Attention, s'il vous plaît : ne pas confondre avec "Le Petit Eté de la Saint-Luke" cet "Eté de Trapellune" qui compte parmi les chefs-d'oeuvre incontestés de l'analyse psychologique rendellienne. Tout d'abord, nous l'avons dit, le premier appartient au cycle des Wexford. Alors que "Trapellune" - anagramme de "nulle part" - étale ses chapitres et prend un malin plaisir à déconcerter le lecteur à la manière d'un électron libre particulièrement retors, qui, s'il se base bel et bien sur un fond policier, permet surtout à l'auteur de :
1) tout d'abord nous faire découvrir le caractère même de personnages extrêmement différents les uns des autres et réunis, plus ou moins par le hasard, dans une propriété isolée, Wyvis Hall, au temps glorieux des années soixante-dix et, très précisément, durant le caniculaire et inoubliable été 1976 ;
2) puis de nous les représenter dix ans après, alors que "Trapellune" est passé sur eux à jamais et a, d'une façon ou d'une autre, détruit leur vie. Oeil pour oeil, dent pour dent : l'un d'entre eux n'en avait-il pas détruit une, de vie, en 1976, tout simplement par lâcheté, et les autres ne s'étaient-ils pas tus en détournant la tête, participant certes à l'inhumation mais avec deux obsessions majeures dans la tête : partir au plus tôt et ne plus jamais, jamais, entendre parler les uns des autres et revoir Wyvis Hall ?
Le propriétaire des lieux, Adam Verne-Smith, sera néanmoins contraint de revenir pour faire visiter les lieux aux futurs acheteurs. Mais, après cela, il s'enfoncera avec détermination dans une fuite absolue en avant qui lui amènera d'ailleurs la réussite professionnelle. Il n'a pas encore compris - il faut beaucoup de temps et d'expérience pour le comprendre, beaucoup d'intelligence aussi et un certain degré de courage - qu'il aura beau courir plus vite que le plus habile puma du monde, le Passé est immédiatement derrière lui, là - derrière son épaule, pour ainsi dire collé à lui. Le Passé qui s'amuse à faire semblant de ne plus être là ...
Ainsi, un beau jour, alors qu'Adam, sa jeune femme, Anne, et sa petite fille, Abigail, sont en vacances aux Bahamas, la nouvelle a droit à un petit entrefilet dans les journaux : on a découvert deux cadavres à Wyvis Hall, celui d'un nourrisson, sans doute de sexe féminin, et celui d'une femme, probablement sa mère. Si les os du bébé ne révèlent aucune blessure, l'adulte, elle, a été tuée à coups de fusil - et un gros.
Le père d'Adam - Lewis, un personnage tout-à-fait horripilant - qui a toujours envié à son fils d'avoir été directement nommé héritier du domaine par son oncle Hilbert, n'a rien de plus pressé que d'aller attendre son fils à Heathrow pour lui annoncer la nouvelle. Adam fait bonne figure même s'il la reçoit de plein fouet. Il faut faire face, une fois de plus. Il pense qu'il saura le faire. Il l'a toujours fait. Alors, une fois de plus ou de moins ...
C'est pourtant lui qui sortira le plus complètement démoli de cette histoire qui se termine d'ailleurs par le classement du dossier, les policiers concluant à une identité des cadavres complètement erronée. Mais cela, le lecteur ne le saura évidemment qu'au bout des deux-cent-quarante-six pages de l'ouvrage . Le tour de passe-passe grâce auquel Rendell parvient en même temps à égarer la Police quand à l'identité réelle du meurtrier est d'une habileté et là-encore d'un machiavélisme souverains. Car il y a du diabolique, du satanique, du Malin chez Ruth Rendell. Tout paraît si simple, nous annonce-t-elle d'une plume légère et presque souriante, au tout début de ses livres ... et tout, en fait, était si horriblement complexe, méchant, horrible, nous révèle-t-elle, de manière toujours si gracieusement aimable et si british à la fin.
Complexes, les relations du jeune Adam quand il tombe amoureux de Zosie, une jeune paumée ramenée à Trapellune par son vieux copain, étudiant en médecin, Rufus Fletcher. Ce dernier, qui est en quatrième année, comprend, dès la deuxième nuit, que la jeune femme, qui fait pourtant si jeune, a eu un enfant. Mais - on ne fait pas plus égoïste que Rufus, sans peut-être Adam - il se garde bien de le dire à son ami. Cependant, à Trapellune, où vivent aussi provisoirement Vivien et son ami, Shiva, le jeune Indien si avide d'être intégré par la classe moyenne blanche britannique, tout le monde se rend compte assez vite que quelque chose ne tourne pas rond chez Zosie. Déjà, elle est kleptomane mais, pour ces jeunes gens qui n'ont pas beaucoup d'argent (Adam en est réduit, pour ne pas donner à son père la satisfaction de lui demander de l'aide, à vendre les objets de valeur du manoir), ça peut toujours servir. Le problème, c'est qu'un jour, dans un grand magasin, elle tente d'enlever un petit garçon. L'affaire s'arrange, Rufus ramène immédiatement l'enfant ...
Et l'on essaie de ne plus penser à tout ça. Si on n'y pense pas, ça n'existe pas.
Du coup, un jour, il arrive ce qu'il devait arriver : Zosie ramène carrément un bébé. Dans son couffin. Pour des raisons qu'il serait un peu trop long d'expliquer ici - et puis, où serait- le charme pour vous, lecteur ? - elle est persuadée qu'il s'agit du bébé dont Vivien s'apprête à devenir la nurse en quittant Trapellune, la fille d'un certain Robert Tatian. Mais, bien sûr, elle se trompe du tout au tout et il faudra que l'enquête s'étale dans les journaux pour que les habitants affolés de Wyvis Hall apprennent que le nourrisson s'appelle en réalité Catherine Ryiemark et est la fille d'un ami de Titian.
Un nourrisson très sage, dont Zosie et Adam s'occupent à la perfection ... mais que Zosie retrouve un beau matin, dans le tiroir qui lui servait de berceau improvisé, emporté par la mort subite du nourrisson. Quand Rufus, qui a passé la nuit au village arrive, il est trop tard. On ne peut plus rien faire. Ne reste plus qu'à enterrer la petite Catherine, dans le cimetière d'animaux de la propriété des Verne-Smith.
Le problème, le vrai, c'est que, jusque là, Vivien était persuadée qu'Adam s'était arrangé pour restituer l'enfant. Quand elle s'aperçoit du contraire, le drame éclate ...
Vivien, la vraie, la seule personne équilibrée du lot, celle qui n'a pas en elle une seule once de narcissisme et si peu d'égoïsme que ça ne vaut pas la peine d'en parler. Vous avez deviné ce que sera son destin : son inhumation finale se fera sous un nom qui n'est pas le sien, celui de Zosie. Jusque dans la Mort, cette personne si généreuse n'aura pas droit à son nom gravé sur une plaque.
Zosie, la cause de tout, la plus narcissique, la plus égoïste du lot, raflera quant à elle à la fin toute la mise d'une façon que je vous laisse apprécier.
Comme je vous laisse apprécier le travail minutieux et admirable de technique accompli par Rendell pour dérouler peu à peu sous nos yeux cette histoire, faite de boue et de cynisme, ce conte de fées maudites qui créèrent "Trapellune", avec des personnages que l'on voit mûrir et évoluer sans qu'aucun puisse trouver le vrai bonheur; sans oublier le destin atroce, comme expiatoire, de Shiva qui, s'il n'avait pas suggéré à Adam de demander une rançon pour la petite dont ils connaissaient maintenant le nom, n'aurait pas donné à réfléchir à son hôte et n'aurait pas poussé celui-ci à remettre au lendemain ce qu'il se proposait de faire le jour-même : profiter d'une sieste "barbiturique" de Zosie pour ramener la petite Catherine à Londres.
Ce que Rendell avait commencé à esquisser, à traits déjà assurés, dans "Son Âme Au Diable" ou encore "L'Enveloppe Mauve", cette plongée hypnotisée et fracassante dans un univers qui se détraque parce que l'un ou l'autre de ses protagonistes perd la boussole (ou l'a déjà perdue), atteint l'un de ses zéniths - il y en aura d'autres - dans "L'Eté de Trapellune". Détail très important : lisez-le à tête reposée, TOUT y est important, spécialement la réaction allergique de Zosie à tout bijou en or. Certes, c'est un livre que vous avez entre les mains : mais c'est un livre-puzzle - au moins trois mille pièces. De la qualité, de la sobriété et cette faiblesse pour la cruauté et le cynisme de la vie qui, contrairement à P. D. James, sa grande rivale britannique, constitue la caractéristique pour moi essentielle de l'oeuvre de Rendell. Ce penchant, vous le retrouvez parfois chez l'Américaine Elizabeth George, par exemple dans "Mémoire Infidèle." L'ennui, c'est que George fait trop souvent preuve, avec ses couples de héros, d'une telle gnangnanterie, qu'elle finit par lasser. Enfin, nul n'est parfait.
Quoique "L'Eté de Trapellune", lui, frôle vraiment la perfection ... ::o)
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