Siddhartha,
Demian,
le Loup des steppes,
le Jeu des perles de verre,
Narcisse et Goldmund... Autant de titres, et bien d'autres sans aucun doute, que le lecteur assidu des grands classiques du XXème siècle connait au moins de nom, saura rattacher à un nom, prestigieux, celui de l'allemand
Hermann Hesse. D'autres se souviendront peut-être avoir dévoré quelques unes de ses passionnantes nouvelles, l'un ou l'autre de ses essais vivifiants. Mais combien de ces mêmes lecteurs pourtant patients savent que ces oeuvres en proses cachent une oeuvre poétique dense, importante. Essentielle ?
Pourtant, oui, la poésie a traversé la vie et l'oeuvre colossale du prix Nobel allemand, au point que c'est sans aucun doute par une composition poétique qu'il a dit adieu à la vie - bien qu'il ne l'ait évidemment su lui-même - par l'entremise d'un texte aussi épuré que puissant, où il est question de branche tordue, de longue agonie, du passage sans fin, des saisons, de cette vie qui s'accroche, par-delà toute raison. Un court texte d'une intense modernité :
Grincements d'une branche tordue
Branche tordue fendue
Qui pend déjà d'année en année,
Sèche, elle grince dans le vent sa chanson,
Sans feuilles, sans écorce,
Blême et nue, fatiguée de vivre trop longtemps,
D'une trop longue agonie.
Sa chanson sonne dure, et endure,
Sonne obstinément, sonne un secret effroi,
Encore un été,
Encore un hiver entier.
Mais cet univers poétique qui s'est construit une vie durant n'a pas, on s'en doute, que ces thèmes de fin d'une vie pour seuls objets. Dès les années de formation, le jeune Hesse souhaite devenir «poète ou rien» ! Bien entendu, cette période d'intense créativité entremêlée à une existence faite d'instabilité - familiale, financière, quotidienne - et de difficulté à vivre, revêt bien des thèmes propres à la fin de l'adolescence et au jeune âge adulte mais l'on sent déjà une grande maturité (le poème Mon frère, le buveur en est un exemple frappant) se cherchant malgré tout derrière les grands prédécesseurs,
Heinrich Heine en tête, mais aussi
Novalis, von Brenano ou encore
Joseph von Eichendorff et la grande sensibilité parfois sensuelle de Hesse cache parfois mal les influences post-romantiques de ses inspirations.
S'ensuit la période de la grande guerre durant laquelle,
Hermann Hesse sera la cible de la presse, de nombre de politiques ainsi que d'intellectuels allemands en raison de son attitude en appelant à la modération et au pacifisme. Ainsi, après s'être d'abord porté volontaire en 1914 par solidarité avec les jeunes écrivains qui tombaient au front (il avait alors déjà 47 ans), il se vit refuser son enrôlement pour inaptitude. Bien que participant, à sa manière (via son affectation à l'ambassade de Bern), à l'effort de guerre allemand,
Hermann Hesse prit très vite des positions pacifistes qui lui furent très vivement reprochées. Très touché par ces attaques, cette période de fin de première guerre mondiale et de début d'entre-deux furent particulièrement lourdes dans l'existence du poète qui eut à endurer la mort de son père, la grave maladie de son fil et à soutenir la schizophrénie de sa première épouse... Lui même connut, au cours de ces années personnellement dures mais parallèlement géniales (c'est, bien évidemment, l'époque de
le Loup des steppes, son roman le plus connu et le plus lu, encore à ce jour), une longue période de profonde dépression que l'on retrouve de manière saisissante dans ses poèmes d'alors (Schizophrène, Un soir avec le docteur Ling, Pleurnicherie, etc)
La pluie tombe,
Le vent débite dans les branches avec lassitude sa chanson ;
Ça pue dans le monde,
Ça pue le vin renversé et les fêtes enfumées,
Ça pue la mort et la naissance, et cette cochonnerie d'existence,
La soupe et les excréments.
Au coin la mort attend,
Elle guette si je suis mûr pour la putréfaction.
Ça ne m'intéresse pas,
Je la regarde dans les yeux avec lassitude.
J'ai les oreilles qui déjà de ma tête se détachent,
Et je perds mes cheveux,
Je suis un pauvre bougre.
Il n'y a donc personne pour me ramener chez moi ?
Puis vint l'arrivée de Hitler et de ses Nazis au pouvoir. Ils s'empressèrent d'interdire l'oeuvre du futur prix Nobel, décidément trop pacifiste à leur goût. Ils ne peuvent que l'exécrer d'autant plus, lui qui aide comme il le peut ses amis juifs à s'exiler vers l'Angleterre.
Hermann Hesse refusera tout contact avec la barbarie nazie, au point même de couper les ponts avec des connaissances ayant quelque admiration pour leur chef ! D'ailleurs, son plus grand roman - un véritable monument de la pensée - est une charge définitive contre ce pouvoir honni et les crimes qu'il commettait. Certains des poèmes de cette époque se ressentent de cette inspiration. L'un d'eux est même intitulé
le jeu des perles de verre.
S'il n'écrivit plus un seul roman après la fin de la seconde guerre mondiale, se consacrant en grande partie à son immense correspondance, résultante obligée de son statut de maître et de grand intellectuel, il ne cessa cependant jamais de composer des poèmes, d'une épure de plus en plus évidente, d'une fausse immédiateté, dans lesquels il semble à la recherche d'une relation symbiotique avec la nature, avec la Terre, avec l'infinité de la vie. Un des poèmes touchant peut-être à une certaine grâce est celui intitulé un air de flûte :
Un air de flûte
Une maison la nuit à travers les arbres et les buissons
Laissait passer la faible lueur d'une fenêtre.
Et là-bas dans la pièce invisible
Un flûtiste jouait de son instrument.
C'était un chant connu depuis longtemps,
Qui coulait aimablement dans la nuit,
Comme si tout pays était terre natale,
Comme si chaque chemin était accompli.
Le sens secret de la terre se révélait
Dans sa respiration,
Le coeur se donnait de bonne grâce,
Et le temps tout entier était le présent.
A parcourir les quelques cinquante textes (tous en présentation bilingue, ce qui est une gageure pour tout éditeur et traducteur/interprète du langage poétique, tant l'exercice requiert d'intelligence, de finesse et de sensibilité, et qu'ils s'exposent à une critique immédiate en raison de la proximité de l'original et de sa translation), on regrette vraiment la pauvreté et la frilosité de l'édition française en la matière. Un seul autre recueil propose un choix de textes poétique d'
Hermann Hesse (chez
José Corti en 1994). Remercions donc chaleureusement les très précieuses et vivifiantes éditions
Bruno Doucey de nous permettre de pénétrer subrepticement, mais avec ravissement, dans les profondeurs de l'univers magistral de cet immense créateur.