Cette nouvelle de 1865 de
Nikolaï Leskov est une variation sur
Macbeth, une des plus célèbres pièces de
Shakespeare. On y retrouve le thème de l'origine du mal et celui du couple criminel. Mais si
Macbeth et Lady
Macbeth faisaient le mal pour assouvir leur soif de pouvoir, ce n'est pas le cas de Katerina Lvovna, l'héroïne de
Leskov. Mariée à un riche et vieux marchand, le plus souvent absent pour ses affaires, la jeune femme s'ennuie à mourir dans son domaine. Elle est alors séduite par un beau valet de ferme, auquel elle cède après quelque résistance et pour lequel elle finit par éprouver la plus vive passion. Une fois ce premier pas franchi, plus rien ne l'arrête. Aidée de son compagnon, elle va alors éliminer tous les obstacles sur sa route, commettant une série de crimes, tous plus horribles les uns que les autres, et devenant ainsi, en quelque sorte, la première tueuse en série de la littérature russe !
L'écriture de la nouvelle s'inscrivait dans un contexte d'émancipation de la femme russe. Ce mouvement se voulait progressiste mais
Leskov va prendre le contrepied des grandes idées de son temps. C'est parce que Katerina Lvovna a enfreint l'interdit sexuel qui pèse sur la femme russe qu'elle devient une meurtrière. Pour l'auteur, le mal trouve donc son origine dans la libération sexuelle des femmes, porte ouverte selon lui à tous les excès, au dérèglement des moeurs et au désordre social. Cette pensée conservatrice peut être rapprochée de celle de Tolstoï. Lui aussi reconnaissait la nécessité de l'émancipation des femmes, pour mettre fin à l'hypocrisie qui faisait que seule la sexualité masculine avait le droit de s'exprimer, mais il a fini par condamner toute activité sexuelle, même au prix de la survie de l'humanité !
Si l'aspect moralisateur du texte peut nous paraître aujourd'hui très daté, ce portrait d'une meurtrière n'en demeure pas moins saisissant. le parallèle avec Lady
Macbeth est évident, Katerina Lvovna cause elle-même sa propre perte, mais les divergences entre les deux héroïnes sont nombreuses. Lady
Macbeth ne tue personne dans la pièce de
Shakespeare, elle se contente, si l'on peut dire, d'être l'instigatrice des meurtres de son mari. Katerina Lvovna, elle, tue de ses propres mains : on la voit même serrer les mains de son compagnon en train d'étrangler le cou de son innocente victime ! Et surtout, Lady
Macbeth expie ses crimes dans la folie, elle se damne et le bien finit par triompher quand
Macbeth meurt à son tour. Nulle trace de culpabilité chez Katerina Lvovna, pas de victoire finale du bien non plus, au contraire.
Jamais l'auteur ne cherche à expliquer le comportement de son héroïne. Rien d'ailleurs dans son attitude initiale ne pouvait laisser supposer qu'elle finirait par agir ainsi par la suite.
Leskov se garde bien de toute explication à la mode naturaliste, il n'est pas
Zola ! Mais il nous montre que l'existence d'individus sans moralité aucune, capables de tout pour assouvir leurs passions, qui restent insensibles aux commandements moraux ou aux lois sociales, est rendue possible quand l'interdit religieux n'a plus cours, quand les valeurs morales ne sont plus dictées par une instance supérieure. Son texte a d'autant plus de force qu'il reprend la tradition russe du conte : le contraste entre ce mode d'écriture désuet et la modernité du propos est saisissant. Un portrait glaçant mais malheureusement encore très actuel !