C'est le cinquième roman écrit par Diane Peylin, auteure que je découvre ici, dans le cadre de la sélection du prix littéraire Cezam 2019.
Le livre démarre quasiment sur cette image, celle d'une Grande Roue qui tourne dans le paysage de la nuit féérique et artificielle, celle d'une fête foraine, ce sont les vacances scolaires. Emma a dix-neuf ans. Elle est devant un stand. Au loin la Grande Roue tourne qui va l'entraîner plus tard dans la ronde de l'existence. À quoi tient le destin ? À trois fois rien, une rencontre un soir de fête, une envie de s'éloigner du cocon familial où Emma a le sentiment de devenir transparente, de ne pas exister. Emma a envie d'exister, qu'importe le chemin...
Emma se retourne, voit le visage d'un homme. Il est plus âgé qu'elle, son regard l'habille, l'habite déjà, elle n'est plus transparente, quelqu'un la voit, la regarde enfin, la désire déjà, veut l'emporter. Il s'appelle Marc.
La Grande Roue clignote dans la nuit. Le coeur d'Emma se met à galoper dans son coeur de poupée rousse. C'est un vertige dans la nuit abyssale qui s'ouvre déjà sous ses pas.
Et puis les chapitres s'égrènent comme des puzzles éparpillés dans un labyrinthe. C'est à nous de les rassembler, de retrouver le chemin vers la lumière. Qui a-t-il en commun entre Emma, David, Nathan et Tess ?
Tous ces personnages marchent vers une sorte de destinée qui nous échappent au début, qui leur echappe peut-être aussi. D'ailleurs, le temps n'est pas le même dans la narration qui les anime. Tantôt nous sommes en 1986, tantôt nous sommes en 2016. Les personnages marchent, avancent, ils ont pour seul point commun encore de s'échapper sous nos yeux.
Parfois ils titubent, ont du mal à tenir l'équilibre et ce n'est pas l'ivresse ni la pénombre de la nuit. Non, c'est autre chose.
Au début, c'est un amour immense, excessif, démesuré. Cela commence toujours comme cela. Et puis, un jour, c'est une tape derrière la nuque, rien de violent, un geste presque anodin, presque inoffensif. Sauf qu'il n'a rien d'inoffensif. Et puis, le geste se fait plus fort. Se transforme en une petite claque sur la joue, qui devient une gifle, une vraie, cinglante, violente. Oh, ce n'était pas voulu, le coup lui a échappé, il s'en veut d'ailleurs, la preuve il l'a prend dans ses bras déjà, lui offre des fleurs le lendemain, c'est toujours ainsi que les choses commencent... Des coups, des fleurs, des coups...
L'écriture est belle, sur un sujet douloureux qu'on voit peu à peu venir. On devine ce qui va venir et on repousse en même temps cette idée mauvaise à chaque page que l'on tourne...
Le roman se construit comme un édifice à quatre voix, quelque chose de choral.
Au détour de chaque chapitre, c'est presque comme un rendez-vous qui nous enchante, en sautant à pieds joints d'un personnage à l'autre, d'une histoire à l'autre puisque ces personnages nous deviennent familiers...
Et puis la Grande Roue n'en finit pas de tourner. Faites vos jeux, rien ne va plus ! le temps file dans ce vertige qui emporte les derniers rêves, les dernières illusions. le rythme de la narration est prenant, haletant.
Les coups pleuvent maintenant, nous avons mal pour elle. C'est insurmontable. Ce n'est rien, dit-elle, je suis tombée, comme je suis maladroite... Aux urgences, on s'inquiète pour elle...
Qui a-t-il de commun entre Emma, celle qui se prend pour une poupée, David l'ouvrier saisonnier fragile, Nathan en quête d'une mère disparue mystérieusement et qui ne cesse de questionner ou d'être questionné par cet étrange policier appelé Field ? Et puis Tess, qui est Tess derrière ces pas qui trébuchent d'ivresse au sortir d'un cinéma... ? C'est un chassé-croisé où l'on se perd au début. On sent bien qu'il y a quelque chose qui lie ces quatre personnages ballottés par le vent, qui marchent en quête de lumière.
La Grande Roue continue de tourner dans la nuit abyssale.
C'est une construction habile, que j'ai trouvé belle et magistrale, qui s'emboîte dans les pas des uns et des autres, des pas qui titubent... Les jambes tremblent sous le poids de la douleur, des coups ou de l'émotion... C'est selon l'histoire de chacun...
Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Les errances sont comme des fuites qui rayent la nuit avec des ailes fugitives et douloureuses. Des rêves trop lourds les empêchent de se déployer complètement. Chacun survit à sa manière. Pourquoi la vie est ainsi faite ? À quoi ça tient la vie, tout de même, s'arrêter au stand d'une fête foraine, ou bien ne pas s'arrêter... La vie aurait-elle été différente ?
Et puis, c'est comme une lumière qui vient à travers le rai des pages, il nous faut hisser comme une sorte de passerelle pour aider les personnages à venir les uns vers les autres. Les pont viennent alors d'eux-mêmes. Il suffit de jeter quelques mots dans le silence de la nuit, le cercle lumineux d'une Grande Roue les illumine une dernière fois, puis s'éteint...
En France, tous les trois jours, une femme meurt à cause de violences conjugales...
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La Grande roue propose quatre récits, ceux de Tess, David, Nathan et Emma.
Tess est une femme complètement à la dérive une nuit en ville. A t-elle perdue la raison ? Quel choc l'a amené dans cet état ?
David cherche à se reconstruire dans un village de montagne en aidant à des travaux. D'où vient-il ? Traîne t-il un secret ?
Nathan rencontre régulièrement Field, un policier qui enquête sur la disparition de sa mère. Field qui semble si attaché à Nathan et à cette enquête.
Enfin Emma, jeune fille de 19 ans, tombe amoureuse d'un gars de dix ans son aîné, prévenant, amoureux, la couvrant de cadeaux, ne cessant de l'appeler « ma poupée »…
Des quatre histoires, c'est celle d'Emma qui prend forme le plus rapidement. Car c'est malheureusement un schéma connu qui se met en place. Glaçant et éprouvant... La présentation qu'en fait Diane Peylin, à l'aide d'une langue pudique, permet de comprendre l'attitude d'Emma, son incapacité à s'extraire de sa situation.
Par contre, l'artifice de création de l'auteure pour rassembler les quatre récits m'a bien moins convaincu.
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Les choses passent mais laissent toujours des traces. Elles s'imprègnent. Parfois c'est énorme, voyant, odorant. Mais c'est souvent imperceptible. Les marques et les morsures d'une vie trouvent toujours des cachettes dans le corps et dans le cœur. Elles se planquent sous des couvertures, s'enferment à clé dans les tiroirs, s'entassent sous les os. Et les images les plus crasses sont souvent réduites en miettes pour se perdre dans les méandres du cerveau.
Elle est émerveillée. Qu'un homme comme Marc ait pu s'intéresser à elle, c'était inespéré. Elle, la discrète qu'on ne remarquait pas, qui servait d'amie ou d'alibi pour arranger les copines, dont les professeurs oubliaient souvent le prénom, que les garçons voulaient approcher seulement pour vérifier la couleur de son pubis de rousse, que ses parents fuyaient lorsqu'elle prenait trop de place. Elle est émerveillée que cet homme de dix ans son aîné puisse l'aimer. Elle est sa poupée et il s'occupe d'elle, l'habille, la nourrit, la guide. Elle voulait travailler, pour elle aussi ramener de l'argent, mais il lui a dit que ce n'était pas la peine, qu'il préférait la savoir à la maison, qu'elle n'avait pas à s'inquiéter, qu'il gagnait bien sa vie et qu'il s'occuperait de tout. Il s'occupe de tout. Emma sourit.
Cette nuit, il n'y a pas de hasard. Et tout se joue maintenant. Oui, ce noir est étrange, cette parenthèse artificielle, sa présence ici fantasmagorique. Tess est comme un personnage de conte errant dans un décor de papier habité d'étranges personnages distillant peu de mots. Ici tout est symbole.
Field et Nathan sont maintenant attablés devant un plateau de fruits de mer. Field regarde Nathan décortiquer ses bulots et ne mange rien, rassasié par ses tours de piste et par ce gamin qu'il trimbale maintenant partout comme le sien. Il ne sait pas vraiment ce qu'il s'est passé. Comment cette relation distante pendant tant d'année a pu se transformer ainsi. Un virage serré. Un coup de volant puissant et salvateur. Pour Field comme pour Nathan. Comme s'ils avaient eu besoin de rouler des saisons durant, les moteurs bridés et les coeurs frileux, les pieds sur le frein et les bouches taiseuses, pour enfin un jour s'élancer sur l'asphalte et rouler. Rouler ensemble.
Le brouillard qui n'était que quelques nuages de fumée il y a seulement cinq kilomètres commence à s'épaissir. Il gribouille la rouille. Efface les lignes et les courbes. Le relief disparaît. Il ne reste plus qu'un peu du noir de la route et un gros nuage blanc. Devant, derrière, en haut, en bas. Par-delà cette chape de coton il y a les ruisseaux, les précipices, les fougères oxydées, les piquets, les bogues, les forêts, les genêts sans fleurs, les cols près des cieux, mais la brume opaque les a effacés. Confortant l'âme errante dans sa perte. De repères. De sens. D'identité.
A la rencontre de Diane Peylin (Juin 2016)
TV07