Extrait de Préface à l'Exode
...
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre –
avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir!
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement !
1942
Et je pense à l’effroi de ma pauvre existence
A la fuite éperdue qui me ramène à moi,
A ce goût du voyage dont je reviens plus pauvre,
A cette soif des hommes dont je reviens gelé…
Pardonnez-moi mes frères, de vous avoir cherchés
Avec un cœur sans foi, avec les mains gercées…
J’ai crié avec vous, j’ai pleuré avec vous,
Que ne puis-je arriver à croire en votre vie ?
…La terre est apparue aux premiers appels du matin…
Un mot de toi, la ville est devenue brûlante,
Un mot, les hommes naissent au bord des passions
Un mot, la vie éclate !
Et je cherche le sens de ces températures
Horreur du mouvement, chute et bond,
Le monde, qu’est-ce donc que ce monde, ce point !
La vie, qu’est-ce donc que la vie, cette goutte de sang !
Ce Rien vécu d’écueils, ma paresse s’y use…
Je vais m’allonger sur le dos
Moitié ici, moitié ailleurs
Les jambes posées sur le vide,
Les bras ballants, les yeux ouverts
De l’autre côté de la nuit…
"Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien! Oubliez-le, oubliez-le! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement !"
Incandescente poésie de la liberté,le feu du dedans : Benjamin Fondane.