PRÉSENTATION
Martine COURTOIS,
Raymond Roussel. Histoires de familles, préface de
Patrick BESNIER,
Classiques Garnier, parution 17 janvier 2024.
Dans sa biographie de
Raymond Roussel (Fayard, 1997),
François Caradec ne s'était pas attardé sur la famille de l'écrivain, qui d'ailleurs, hormis Marguerite Moreau-Chaslon sa mère, ne semblait pas très intéressante. Roussel lui-même avait dissuadé ses lecteurs de chercher son histoire familiale, car il n'en avait livré que quelques bribes, dans
Comment j'ai écrit certains de mes livres, comme s'il n'y avait là rien de notable. Et on l'a cru d'autant plus volontiers qu'en révélant le singulier « procédé » avec lequel il avait composé certains livres, il avait orienté ses exégètes vers une lecture formaliste de son oeuvre.
Pourtant, il avouait dans le même livre, quoique sans l'expliquer, qu'il avait connu dans son enfance un bonheur parfait ; et il prédisait au docteur
Pierre Janet que sa gloire rejaillirait sur tous les actes de sa vie, et qu'on irait rechercher tous les actes de son enfance. Or l'enfance, c'est d'abord la famille, non seulement les proches, mais aussi les grands-parents, les oncles et tantes, cousines et cousins, les souvenirs rapportés, l'environnement quotidien ou les vacances, les amis des parents et les siens propres.
La découverte fortuite du faire-part de décès d'Eugène Roussel, le père de Raymond, a déclenché une quête que
Martine Courtois a menée durant trois ans, parce qu'il s'y trouvait des noms de parents proches du défunt mais dont on n'avait jamais entendu parler à propos de Roussel. La recherche généalogique a fait surgir très vite des personnages remarquables, qui avaient certainement contribué à la formation de la culture de Roussel, ou de son imagination : un ancêtre fermier général, François Balthazard Dangé, qui satisfaisait grâce à sa fortune son goût des arts et des lettres, et dont le souvenir a laissé à Marguerite Moreau-Chaslon la passion du XVIIIe siècle ; des ancêtres Chaslon salpêtriers, en relation avec Lavoisier ; un arrière-grand-père rescapé de la Terreur ; un grand-père entrepreneur, Aristide Moreau-Chaslon, fondateur de la Compagnie générale des omnibus qui devait devenir la RATP, inventeur de l'omnibus à impériale et du système des correspondances, mais aussi lettré, et ami de
Jules Janin ; un oncle paternel, Hippolyte Rigault, brillant universitaire et rédacteur au
Journal des débats ; un cousin écrivain, Charles Lavollée, qui avait fait un voyage diplomatique en Asie et racontait ses souvenirs de pirates et de trophées humains, inspirant précocement l'auteur d'
Impressions d'Afrique ; un oncle maternel, Georges Moreau-Chaslon, héritier du château familial où il entassait ses collections de livres et d'oeuvres d'art, modèle de tous les bibliophiles inventés par son neveu, et éditeur de textes rares où
Raymond Roussel a trouvé certaines idées curieuses ; l'épouse américaine de cet oncle, Elsa Gregori, ignorée de tous jusqu'ici, musicienne, compositrice, et militante féministe ; un cousin galvano-thérapeute, Ferdinand Moreau-Wolf, dont
Locus Solus garde peut-être le souvenir ; et, dernière surprise, le cousin Maurice Griveau, l'un des représentants de l'esthétique scientifique, musicologue, et bibliothécaire à Sainte-Geneviève quand
Marcel Duchamp s'y trouvait.
Des proches parents, on ne savait pas grand-chose, hormis la mère. Or une enquête dans les journaux de l'époque, complétant les documents du fonds
Raymond Roussel à la BnF, a permis de mieux connaître les activités et les fréquentations du père, du frère et de la soeur, et de modifier l'image qu'on avait d'eux. Eugène Roussel n'était pas le financier borné qu'on a cru ; ni Georges, le frère, un simple mondain ; ni Germaine, la soeur, une épouse insignifiante.
Sans vouloir refaire la biographie de Roussel par Caradec,
Martine Courtois apporte des compléments d'information sur certains épisodes, notamment le double échec musical et littéraire qui a déclenché la fameuse crise de 1897, échec d'ailleurs moins catastrophique qu'il ne l'a ressenti. Ou sur les circonstances de sa mort, et sur les commentaires des journaux à son propos.
Marguerite Roussel tient évidemment une grande place dans cette histoire familiale. L'enquête révèle parmi ses amies les plus proches des femmes remarquables, comme Louise de
Morpurgo et ses filles, en particulier Irène Cahen d'Anvers, la Petite fille au ruban bleu de Renoir, qui fut avec ses soeurs compagne de jeux des petits Roussel avant d'épouser Moïse de Camondo. Très présentes aussi, Ninette Vimercati, qui exaspérait
Edmond de Goncourt, ou l'excentrique
Ernesta Stern, de son nom de plume Maria Star, « l'ogresse » obèse et moustachue caricaturée par
Cocteau, et qui pourrait bien être le modèle de la danseuse Olga Tcherwonenkoff dans
Impressions d'Afrique.
Les derniers chapitres analysent l'influence de Mme Roussel sur le théâtre de son fils. le dépouillement de la presse permet de comprendre quels spectacles elle lui a fait voir dans son enfance et sa jeunesse. Sa maladie et sa mort, puis la liquidation de son héritage, ont interféré avec les représentations d'
Impressions d'Afrique en 1911 et 1912. L'examen précis de la distribution donne une idée nouvelle de ce que Roussel voulait faire, une combinaison de tous les genres théâtraux que sa mère lui avait appris à aimer.
Pour finir, on s'interroge sur les paradoxes de Roussel, la relation entre le procédé et la biographie, entre la réalité et l'imaginaire, et sur la modernité de cet homme enraciné dans le passé, la nostalgie d'un XVIIIe siècle somptueux et cruel, et les leçons d'un XIXe siècle entreprenant et scientifique.
Pierre Janet le disait misonéiste, rétif à toute nouveauté, et pourtant il se voulait inventeur, et il n'a cessé de séduire les avant-gardes.
Martine Courtois, ancienne élève de l'École normale supérieure Sèvres-Ulm, agrégée de lettres classiques, docteur en littérature comparée, a été professeur de littérature française contemporaine à l'université de Bourgogne jusqu'en 2007. Dernier ouvrage paru :
Dans la cuisine de l'ogre, Paris,
José Corti, 2019.