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Deux beaux récits de Jirô Asada, le cheminot et la lettre d'amour. Ils ont pour points communs un héros masculin de condition simple, rattrapé son passé, par la nostalgie, par le deuil d'une femme. Dans le cheminot, le vieux cheminot Otomatsu vit ses derniers jours de travail avant la retraite. Il conduit sa motrice KH 12, un simple autorail diesel, véritable trésor culturel qui circule sur une toute petite ligne de la campagne japonaise du rude Hokkaido. Il échange quelques souvenirs avec son collègue et vieil ami Senji, qui prendra sa retraite l'année prochaine, et dont le fils Hideo est cadre des chemins de fer à Sapporo. Ils nous donnent à voir la désertification progressive de la campagne, la fermeture des dernières mines dans la région, du dernier commerce de ces petites gares de Biyoro, Horomai…Otomatsu est un homme modeste et pudique qui n'a vécu que pour son métier de cheminot, et ça il en est fier…d'autant que sans doute il lui a permis de tenir dans la dignité jusqu'ici, alors même que nous découvrons qu'il s'est efforcé d'enfouir en lui de terribles failles et souffrances. Il est veuf, et avait aussi perdu sa fille Yukiko à l'âge de deux mois. L'imminence de la retraite, le soir flou d'un ciel neigeux, le visage d'une gentille petite fille et une poupée oubliée sur une chaise de la petite gare vont provoquer un sorte de choc émotionnel, une plongée dans un rêve éveillé où les souvenirs, les fantômes du passé vont submerger le vieux cheminot et rouvrir en lui une plaie béante alors que son équilibre psychologique ne tenait certainement que grâce à sa passion pour la vie du rail… Dans la lettre d'amour, Goro Takano est un gérant de club vidéo de Tokyo qui vient de ressortir de tôle pour trafic de vidéos pornos et qui fricote avec des yakuzas, son « patron » Satake et un jeune dénommé Satoshi. Ce dernier devra jouer son neveu pour déjouer les soupçons de la police, dans une mission qui va le conduire à l'hôpital de Chiba pour reconnaître le corps d'une femme chinoise décédée, qui n'est autre qu'Haku-ran (Kan Pai Ran en chinois), sa femme. Goro ne l'avait pourtant jamais vue, il s'agissait d'un mariage blanc, pour cette chinoise qui en avait besoin pour obtenir papiers et argent, sachant que Satake avait évidemment prélevé l'essentiel du bénéfice financier du service rendu à travers cet arrangement. Si la situation n'émeut pas Goro dans un premier temps, son ressenti va peu à peu évoluer. Il y a cette première lettre écrite par cette femme mais jamais envoyée, pour, toujours, le remercier, louer sa gentillesse…Il comprend qu'elle s'était fait un film sur lui, l'imaginant dans des termes positifs. Il commence, lentement, à gamberger, et cet effet s'accentue à la morgue : car contre toute attente, cette femme encore jeune, qui n'avait d'autre choix que de se prostituer, morte prématurément d'une maladie sexuellement transmissible ou d'une surconsommation chronique de médicaments qui lui auront bousillé le foie, était plutôt jolie…Et puis manifestement, la police est bien au courant du trafic qui a eu lieu, mais a décidé de fermer les yeux...Dès lors, d'heure en heure, il regrette de ne pas avoir connu cette femme, de ne pas avoir vécu à ses côtés, d'autant que la dernière lettre qu'elle avait écrite de son lit d'hôpital ne fait que confirmer qu'elle n'a cessé de l'imaginer, de penser à son mari inconnu et de lui témoigner sa reconnaissance. Il ramènera chez lui l'urne funéraire en sanglots… Il y a beaucoup de sensibilité et de finesse dans ces deux histoires simples, qui touchent au coeur parce qu'elles mettent en exergue les regrets, le temps qui passe et les occasions manquées, les failles en chacun de nous et une part de culpabilité qui peut parfois être ressentie dans la perte d'un être cher. Des sujets universels. Finalement, s'il fallait choisir, j'ai préféré la moins connu, la lettre d'amour. J'ai lu quelque part sur une autre critique que l'histoire n'était pas crédible. Elle l'est tout à fait, au contraire : les mariages blancs ne sont pas si rares évidemment, et on peut raisonnablement penser qu'il y a encore quelques années, voire même aujourd'hui, certaines pauvres chinoises, coréennes et autres philippines pouvaient être mariées à des japonais, du moins exploitées pour enrichir des mafias. Il en va ainsi de la nature humaine et de la noirceur du monde...L'auteur n'hésite pas à égratigner la complaisance des autorités de son pays pour ces trafics, un certain racisme anti-chinois qui demeure chez beaucoup de japonais. Asada a trouvé un ton formidablement juste aux lettres de Kan Pai Ran, dans leur maladresse d'écriture d'étrangère, leur naïveté, leur simplicité, leur franchise…Criantes de vérité, elles suscitent l'émotion naturellement, sans accentuer cet effet artificiellement. C'est la marque d'un très bon écrivain, qui n'a pas une très grande notoriété en France mais est sans doute un des écrivains vivants les plus populaires au Japon. + Lire la suite |