Boris Khazanov nous met la main sur l'épaule et nous pose une question en nous regardant droit dans les yeux. « Vous êtes capables de défiler par millions en brandissant à qui mieux mieux des écriteaux : JE SUIS CHARLIE. Mais seriez-vous capables de défiler tous comme un seul homme avec une étoile jaune sur la poitrine où l'on pourrait lire inscrit en typographie fraktur : JE SUIS JUIF ? »
Car elle est là, la vraie question. Y aurait-il eu toutes ces rafles si chacun avait apposé l'étoile de David lorsqu'il s'est agi d'étiqueter les Juifs comme du bétail pour en assurer la traçabilité ? L'auteur nous dresse le portrait d'un souverain imaginaire, Cédric X, d'un pays imaginaire — mais qui évoque fortement la légende associée au monarque Christian X du Danemark durant la seconde guerre mondiale.
Ce faisant, le royaume-confetti est envahi en bonne et due forme par l'armée surpuissante du Reich et soumet le roi Cédric X, de même que tout son peuple, à l'asservissement et au silence. Peu de heurts se font sentir car face à l'inégalité des forces en présence, le roi Cédric a l'intelligence de ravaler son orgueil et de faire en sorte que les envahisseurs soient apaisés afin d'épargner sa population.
Cependant, le bon roi Cédric X périra lamentablement, exterminé par les nazis d'Hitler pour la bonne et simple raison qu'au moment où ce dernier réclamera le port de l'étoile jaune pour tous les ressortissants juifs du royaume, le roi se montrera publiquement avec son épouse, l'un et l'autre sertis d'un soleil d'or à six branches sur la poitrine. Ce geste fort et symbolique sera ensuite relayé par la population dévouée à son brave souverain.
L'auteur reste flou sur le déroulement ultérieur de cette fiction, nous laissant entendre que ce geste sauvera les Juifs du royaume mais coûtera la vie au roi Cédric X. C'est très habilement fait de la part de Khazanov, l'écriture est mordante, ironique, satirique, parfois cynique sous des airs de relative bonhomie. Il y insert aussi un passage quelque peu étonnant où, le roi étant aussi un urologue réputé, Hitler en personne vient le consulter pour des problèmes d'érectilité difficile.
En fait, sous couvert de parler du IIIème Reich allemand, l'auteur nous évoque en définitive l'U.R.S.S. d'après-guerre, notamment des années 1960-1970, qui elle aussi brillait par un antisémitisme ambiant, un laisser-faire scandaleux alors même que beaucoup des pères de la Révolution d'Octobre étaient pourtant des Juifs. En somme, une forme d'ingratitude comparable à celle d'Hitler trucidant Cédric X alors même qu'il était venu le consulter pour ses problèmes intimes.
Khazanov a raison, et plus que jamais, de dénoncer cette forme d'antisémitisme sournois qui consiste à se dédouaner sous prétexte qu'on n'est pas celui qui commet les actes antisémites. C'est effectivement un manque d'empathie et une cécité sélective qui affecte beaucoup de nos dirigeants, et de façon élargie, beaucoup d'entre-nous. Les événements récents prouvent, s'il en était besoin, que l'antisémitisme n'est pas éradiqué en France (comme à de nombreux endroits du monde, d'ailleurs) et que le sujet doit continuellement être remis sur la table. Tant que la situation ne sera pas devenue acceptable, elle ne doit pas être acceptée et un ouvrage comme
L'Heure du Roi nous invite et nous enjoint à rester vigilants.
La communauté juive a mille fois raison de braquer les projecteurs sur cette situation et de dénoncer tant le manque d'empathie que cette cécité sélective. Honte à nous si nous ne parvenons pas à endiguer, dans un premier temps, puis à éradiquer, dans un second temps cette tendance nouvelle resurgie du fond des âges qu'est l'antisémitisme.
Mais ceci étant dit, permettez-moi d'insister aussi sur le fait que quand on parle de braquer les projecteurs, de manque d'empathie et de cécité sélective, cela doit concerner tout et tout le monde et pas seulement la communauté juive. À ma connaissance, il n'y a jamais eu, dans l'histoire contemporaine d'après-guerre, période à laquelle écrivit Khazanov (
L'Heure du Roi fut publiée sous le manteau en Israël en 1976 après avoir été écrite, vraisemblablement à la fin des années 1960) de soulèvement d'importance et de prise de position massive de la communauté juive pour réclamer la fin de la ségrégation des Afro-Américains aux États-Unis dans les années 1950-1960, par exemple. Je n'ai jamais entendu parler de soulèvement massif de la communauté juive pour dénoncer et concourir à mettre fin aux discriminations raciales aux plus belles heures de l'apartheid à SOWETO.
(Un article du Monde Diplomatique de décembre 2017, " Lente progression d'Israël en Afrique " affirme même qu'Israël a soutenu l'Afrique du Sud de l'apartheid contre l'ANC de
Nelson Mandela, qu'elle importait des diamants alors que le pays était officiellement sous embargo international pour cause d'apartheid, preuve d'un degré d'empathie que je qualifierais d'assez faible de la part de la communauté juive d'Israël vis-à-vis des populations noires opprimées dans les années 1970.)
Et je ne parle même pas de la faible mobilisation mondiale pour dénoncer ce qui, d'après toutes les définitions que j'ai pu consulter, doit et devrait s'appeler un authentique ghetto, à savoir… Gaza. Comment la communauté juive, après ce qu'elle a souffert et subi durant des siècles, peut-elle infliger sans honte un tel traitement aux Palestiniens ? Ça me dépasse, no comment. Il y a vraiment à désespérer de l'humain.
Toujours à titre d'exemple parmi beaucoup d'autres, j'aurais aimé qu'il incombe à un autre que Spike Lee de faire un film sur
Malcolm X et la condition noire aux USA, un blanc peut-être, et pourquoi pas un Juif ? J'aurais aimé que d'autres, à la fin de ce film notamment, d'autres que des petits noirs sud-africains accompagnés de
Nelson Mandela disent en choeur : « Je suis
Malcolm X. » À sa façon, Spike Lee a fait pour la communauté noire ce que
Boris Khazanov a fait pour la communauté juive et c'est ça qui me rend triste. Est-ce donc toujours un membre issu de la communauté en question qui doive soulever les problèmes et dénoncer nos manques d'empathie et notre cécité sélective ? (Je suis d'autant plus admirative de
John Stuart Mill qui a eu le courage, l'audace et l'humanisme d'écrire
L'Asservissement des Femmes alors que tous les échelons des divers pouvoirs étaient rigoureusement réservés aux seuls hommes.)
Comment se fait-il qu'en France, tous les mois ou à peu près, on nous diffuse sur les ondes un documentaire sur la Shoah ou la rafle du Vél d'Hiv et que dans le même temps les mêmes ondes restent curieusement muettes sur les massacres perpétrés par les Français en Algérie à Sétif, Guelma et Kherrata ? Comment se fait-il qu'on parle tant de l'un et si peu de l'autre ? si peu du génocide arménien ? si peu du génocide cambodgien perpétré par les Khmers rouges ? Est-ce imputable à la sur-représentativité de la communauté juive dans les métiers de la communication et les média français ?
Qui parle de la ségrégation raciale actuelle des populations noires de Colombie, parquées sur les côtes (surtout le Chocó) dans des conditions de vie déplorables, à pêcher misérablement comme pouvait le faire le héros du Vieil Homme Et La Mer d'
Hemingway, alors que dans le même temps, Bogotá, peuplée essentiellement de blancs ou de populations métissées amérindiennes vit à l'heure des hautes technologies avec un revenu moyen incomparablement supérieur ? Qui le dénonce ? Qui s'en soucie ? La communauté juive pas plus qu'une autre et ce n'est qu'un malheureux exemple pris parmi des centaines et des centaines d'autres.
Donc, oui, l'on a raison de braquer les projecteurs et de souligner tant le manque d'empathie que la cécité sélective d'une partie de la population sur le drame qu'en vit une autre, mais si l'on braque les projecteurs, par soucis d'équité et de prise en comptes des problèmes de toutes les communautés, qu'on les braque simultanément dans toutes les directions et pas seulement sur son propre giron. Il n'y a pas de discrimination ou de xénophobie plus scandaleuses que d'autres. Au moins une fois il y aura une vraie équité entre communautés : ces discriminations et xénophobies sont toutes aussi écoeurantes les unes que les autres.
Les statistiques de la discrimination à l'embauche des moins de 25 ans publiées ce mois-ci en France l'attestent et le prouvent une fois encore. Donc lisons Khazanov et tirons-en des conclusions générales pour l'ensemble de l'humanité et pas seulement concernant la seule communauté juive. Mais bien évidemment, ceci n'est qu'un avis, non communautariste, c'est-à-dire bien peu de chose par les temps qui courent…