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EAN : 9782021477764
176 pages
Seuil (18/08/2023)
4.08/5   591 notes
Résumé :
Un fils apprend au téléphone le décès de son père. Ils s'étaient éloignés : un malentendu, des drames puis des non-dits, et la distance désormais infranchissable. Maintenant que l'absence a remplacé le silence, le fils revient à Trappes, le quartier de son enfance, pour veiller avec ses soeurs la dépouille du défunt et trier ses affaires. Tandis qu'il débarrasse l'appartement, il découvre une enveloppe épaisse contenant quantité de cassettes audio, chacune datée et ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (135) Voir plus Ajouter une critique
4,08

sur 591 notes
Je découvre l'auteur grâce à ce roman. Un livre qui m'a littéralement chamboulée, une histoire poignante, bouleversante, émouvante, touchante, pas assez de mots pour décrire mon ressenti,
Amine, reçoit un appel téléphonique lui apprenant la mort de son père, cet homme qu'il n'a pas vu depuis une vingtaine d'année . IL doit vider son appartement , et là il découvre une série de K7, qui sont datées , enregistrées par son père. Il entend sa voix, ce qu'il apprend est loin de l'image qu'il avait de lui. L'histoire de débute en 1965, suite au départ du Maroc vers la France. Ses parents ne sachant pas lire, il choisit de s'enregistrer, et raconter son quotidien, sa vie, ses amours,ses amitiés, Il a un grand respecter , pour sa mère et son père. Amine découvre une histoire qui le touche en plein coeur , un véritable uppercut. Il part en quête des personnes qu'ils ont connu, il réalise , qu'il ne connaissait pas cet homme qui a ouvré toute sa vie pour le bien être de sa femme et de ses enfants, leur assurer une vie resplendissante, et un avenir prometteur . Amine est déstabilisé, il découvre cet homme qui a tu son passé, qui a avancé son parcours en France, mais son coeur reste toujours au Maroc. L'auteur signe un roman époustouflant, intense en émotion. La plume est sensible subtile , tout est écrit avec une grande pudeur. " Les silences des pères" où plutôt "Le silence du père", prend tout son sens au fur et à mesure de la lecture. Un roman court puissant , qui m'a hypnotisée jusqu'au final.
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Vingt-deux ans que Amine n'a pas revu son père, ce père qui vient de décéder en cette mi-avril 2022, à l'âge de quatre-vingt quatre ans.
« Il a fallu qu'il meure pour que je revienne », c'est ainsi qu'il s'exprime de retour à Trappes pour assister aux funérailles. Il s'agit pour lui à la fois de son père et d'un étranger.
Mais en débarrassant l'appartement, il découvre par accident, une lourde enveloppe cachée sous la baignoire contenant une quarantaine de cassettes audio avec sur chacune, mention d'une année et d'un lieu. L'enregistrement le plus ancien date de 1965 et le plus récent de 2006. Il extrait également un magnétophone enregistreur.
Dès la première écoute il se rend compte qu'il s'agit de cassettes enregistrées par son père et adressées à son propre père resté au pays, au Maroc. Cette première cassette fait référence à un ami d'enfance. Il recherche et trouve une adresse d'un foyer de Lille et décide de s'y rendre.
Il apprend alors comment son père, alors jeune homme de dix-neuf ans et son ami Driss dont les familles respectives peinaient à survivre, avertis de la venue de l'« Homme de la mine », avaient parcouru depuis leur village, une centaine de kilomètres à pied et attendu plusieurs heures sous un soleil de plomb avant d'être admis au bagne des houillères : une sélection rappelant le marché aux esclaves.
« Un voile pudique et silencieux recouvrirait par la suite la souffrance de leur exil. »
Ils arrivèrent donc dans le nord de la France à Lens, dans les mines de charbon, sans savoir que leur premier travail allait consister à prendre la place de grévistes.
Au hasard des témoignages recueillis auprès d'autres amis de son père, il apprend comment celui-ci, après avoir été une gueule noire est devenu une gueule grise lorsqu'il est parti travailler dans une cimenterie d'Aubervilliers en région parisienne, comment il a fait connaissance ensuite avec un producteur et éditeur de musique, puis s'est retrouvé chez Lip à Besançon ou encore à travailler la terre dans le sud de la France avec des Algériens et des Harkis.
Lui qui est devenu un pianiste classique de renommée internationale finira-t-il par comprendre comment une cassette de l'enregistrement du concert donné à Cologne par Keith Jarrett avait pu atterrir chez son père et pourquoi tous deux étaient accros à cette mélopée?
À mesure qu'il découvre l'histoire de son père, il comprend mieux le temps des silences de cet homme duquel il s'était éloigné. Boualem, un autre de ses amis encore en vie lui a d'ailleurs fait comprendre que si les jeunes ne connaissaient plus ces histoires, c'est parce que les vieux comme son père ont voulu que toutes les souffrances, tout ce qu'ils ont subi, s'arrêtent avec eux.
Autant de rencontres et de découvertes qui font qu'Amine a le sentiment d'avoir été trompé, que son père était différent, que c'était un autre homme.
Son trouble sera à son apogée lorsque dans une cassette, il entend son père amoureux demander à son propre père l'autorisation d'épouser une Française qu'il aime...
En entendant l'histoire de son père, il entend le sens de ses silences.
170 pages seulement et pourtant que d'enseignements à retirer de ce roman !
En prenant comme héros de son roman, cet immigré marocain, Rachid Benzine permet de remettre en mémoire ce pan historique que nous avons un peu trop vite oublié, cette convention bilatérale sur la main d'oeuvre signée entre la France et le Maroc, juste après l'indépendance. Les Charbonnages de France ayant obtenu un permis de recruter à grande échelle opéraient une multitude de sélections dans les villages et les souks, puis embarquaient cette main-d'oeuvre docile et précarisée, un élément de gestion de la production du charbon :
« Avec du ciment et des immigrés, voilà comment on a tout reconstruit. Des milliers de forçats affamés. »
C'est aussi l'entrée en nombre des femmes dans le milieu du travail, le développement du cinéma militant mais aussi ces camps de Harkis, ces Algériens qui se sont battus aux côtés de la France, ont perdu la guerre, leur terre et vivent maintenant comme des exilés, qui sont abordés lorsque l'homme arrive chez Lip en 1973.
Ce roman, s'il transcrit avec beaucoup de pudeur, ces silences, ces non-dits entre le père et son fils, ces silences souvent mal interprétés, ce sont aussi ceux de la société française au sujet de l'immigration depuis le début des Trente Glorieuses.

Lien : https://notre-jardin-des-liv..
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"The Sound of Silence"

Le silence pour laisser les notes flotter...

"Certains compositeurs affirment que la musique se trouve entre les notes."

La musique a été le seul moment de communion entre le narrateur et son père aujourd'hui décédé.
Il éprouve du ressentiment envers ce père trop silencieux. Un père étranger, exilé de sa terre natale mais surtout exilé de sa propre famille.
Une famille qu'il estime avoir trahie par un silence impardonnable lors du décès accidentel de son frère.

Le narrateur est à présent devenu un pianiste de renommée internationale. Il a pris ses distances avec ses proches. Loin des yeux, loin du coeur.
Le décès de son père l'oblige à revenir à Trappes. Il s'y rend à contrecoeur pour y effectuer les formalités d'usage.
En débarrassant les affaires de son appartement, il découvre une enveloppe contenant de nombreuses cassettes audio. En les écoutant, il s'aperçoit que c'est l'histoire de son père qui défile.Toute une vie d'immigré qui resurgit du passé et qui l'emmenera à parcourir la France du nord au sud pour enquêter sur un père différent de ce qu'il imaginait..et finalement comprendre le sens de ses silences...

Un style sobre pour évoquer tout en pudeur une relation entre un père et son fils rendue difficile par les non-dits et les malentendus. Des silences qui nourrissent l'imaginaire et modèlent la réalité.
Ce roman émouvant nous invite à écouter plus attentivement ces silences qui en disent parfois beaucoup.
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Après "Voyage au bout de l'enfance" qui m'avait beaucoup touchée, je découvre aujourd'hui "Les silences des pères", roman poignant dans lequel j'en ressors tout aussi troublée.

Après vingt ans d'absence, un fils apprend par téléphone le décès de son père, avec qui il n'était pas fâché mais que les non-dits et les silences ont fini par éloigner. de retour à Trappes pour les obsèques, ce fils (dont on ne découvre le prénom qu'à la fin) trouve une enveloppe emplie de K7, cachée dans un renfoncement de la salle de bains. Chaque K7 est étiquetée d'une année et d'un lieu.

La première K7 débute avec l'année 1965, dans le Nord de la France. Un jeune travailleur immigré s'enregistre, il parle à son père resté au Bled avec le reste de sa famille. À cette époque, tout le monde n'a pas le téléphone, tout le monde ne sait pas lire non plus, alors on s'enregistre et on l'envoie à la famille comme on le ferait d'une lettre. le jeune ouvrier raconte les conditions de travail à la mine, à la cimenterie, dans le bâtiment, la façon dont ils sont reçus et perçus par les Français, les douleurs de l'exil, les désillusions, ses amours, son mariage, ses enfants...

... que l'un d'eux est en train d'écouter justement. Au fil des K7, ce fils en plein deuil se déplace aux quatre coins de la France pour y rencontrer les personnes que son père nomme dans ses enregistrements. Ce père, qu'il a toujours connu silencieux et taiseux, il a l'impression de ne pas le (re)connaître. Quel jeune homme était-il ? Que s'est-il passé pour qu'il s'enferme dans ses silences ?

Au fil des K7 et des rencontres, le fils part à la recherche de l'homme qu'il ne connaît finalement pas, pour y découvrir les difficultés et obstacles qu'il a rencontrés, les drames et les douleurs qui l'ont touché de près. Il va y voir un homme loin d'être aussi insensible et taciturne qu'il l'avait toujours cru.

"Les silences des pères", c'est le temps du deuil et des regrets, le temps de l'écoute et de la découverte. C'est un retour dans le passé. Y sont abordés les notions de sacrifice, d'amour paternel et de relations père/fils, on y parle aussi d'immigration et d'intégration, de conditions de travail des travailleurs immigrés et de leur exploitation.

L'auteur nous livre un récit poignant, court mais intense, tout en sensibilité et émotions, douloureux et lumineux tout à la fois, avec des personnages traités en profondeur sachant nous toucher au coeur.

Un très très bon moment de lecture.
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Lorsqu'Amine intègre le Berkley College, dans le cadre d'un programme d'échange entre conservatoires de banlieue et grandes écoles américaines, il s'est juré de ne jamais revenir. Et il a tenu parole. Vingt-deux ans qu'il n'a pas revu son père, ni la cité de Trappes, croisant, en de rares occasions, ses soeurs, lors de concerts qu'il donnait à Paris. Mais, en ce mois d'avril 2022, son père décède, à l'âge de 84 ans. Un père absent, silencieux, qui s'est toujours tenu à l'écart de la vie et de sa famille. Pour faire plaisir à ses soeurs, Amine revient sur les lieux de son enfance pour quelques jours. Assister à l'enterrement puis les aider à trier ses affaires et vider son appartement. C'est là qu'il découvre, entre le coffrage et le sabot de la baignoire, une enveloppe contenant une quarantaine de cassettes audio, mentionnant chacune une année et un lieu. du magnétophone s'échappe alors une voix chaude et profonde, celle de son père s'adressant à son propre père...

Ce père taiseux, devenu un étranger, Amine, aujourd'hui pianiste de renommée internationale, va peu à peu le découvrir à travers ces bandes magnétiques. Grâce au son de cette voix chaude, méconnue à ses oreilles, va se dessiner le portrait d'un homme qui aura sacrifié une partie de sa vie. Immigré en France, pendant les Trente Glorieuses, pour y travailler, ce père, comme tant d'autres, a dû quitter son pays et sa famille, renoncer à ses rêves pour tenter d'aider au mieux ses propres enfants à réaliser les leurs et à leur offrir un avenir meilleur. C'est un choc pour Amine d'entendre ces révélations, loin de se douter de ce que son père a subi, a supporté, a sacrifié et laissé. Tous ces silences entre eux prennent alors tout leur sens. Comme un travail de mémoire et pour rendre hommage à son père, Amine va se lancer sur les traces de ce passé, un passé ignoré parce que tenu au secret. À travers le personnage d'Amine et de son père, Rachid Benzine dépeint, avec justesse, intelligence et beaucoup d'émotions, le sort de ces immigrés et de ces enfants d'immigrés, partagés entre cette volonté de perpétuer la mémoire et celle de s'intégrer dans un pays qui les aura vu naître. Un roman fort, intense et tout en pudeur...
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critiques presse (5)
LeDevoir
09 octobre 2023
Après avoir appris le décès de son père en France, un ouvrier originaire du Maroc, un pianiste de concert retourne à Trappes, la petite ville de la banlieue sud-ouest de Paris où il a grandi.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
LeFigaro
22 septembre 2023
Un fils d’immigré, devenu un pianiste célèbre, découvre l’histoire de son père taiseux. Délicat.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LesInrocks
22 septembre 2023
Rachid Benzine rend justice à l’un de ces immigrés marocains qui, après-guerre, furent en France les ouvriers des soi-disant Trente Glorieuses. Documentaire de glace et romanesque de feu, quand la vie non dite ce père singularise et bouleverse la mémoire.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
LaLibreBelgique
15 septembre 2023
Plus généralement, c'est le silence de bien des pères, souvent fruit d'une bonne intention, que Rachid Benzine critique quand il nuit à la construction des enfants.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Actualitte
05 septembre 2023
"Le Silence des pères" est un roman mélodieux. Il entraîne le lecteur sur une partition douce et lyrique. La musique est omniprésente dans le récit, et le format des cassettes audio renforce cette dimension sonore, donnant voix au discours.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Citations et extraits (107) Voir plus Ajouter une citation
Mon père, lui, n'a jamais quitté les coulisses. Il se tient là, sans dire un mot. Si je m'efforce de l'entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. (...). Ma mère était sa voix. Elle parlait pour lui, lisait au travers de ses non-dits, comprenait ses soupirs. On dit que c'est ça, l'amour. Je crois plutôt que c'était de la lâcheté. Une amputation volontaire, un choix- celui d'être assisté.
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Et tu sais pourquoi les jeunes, ils ne connaissent plus ces histoires ? Parce que les vieux comme ton père ils ont voulu que toutes les souffrances, tous ce qu'ils ont subi, s'arrêtent avec eux. Ils voulaient vous en préserver. Pour que vous soyez libres de réussir votre vie, sans rancœur, sans amertume. Parce que même s'ils n'ont vécu qu'une existence très modeste, ils n'aspiraient pas à autre chose pour eux-mêmes. C'est pour vous qu'ils ont tout sacrifié. La réussite de leur exil ce n'est pas la leur, c’est celle de votre génération. Cette mémoire à transmettre, c’est pas pour nous mais pour les autres.
(p.63)
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(Les premières pages du livre)
Le pianiste est penché sur son clavier. Ses bras tombent sur l’instrument, épuisé, comme vaincu. Ses mains sont cachées par l’immense piano. Dans la salle de concerts de l’Opéra de Cologne, l’auditoire reconnaît les notes de la sonnerie annonçant habituellement le début d’un concert. Le silence se fait. Ce n’est pourtant pas l’avertissement mais le concert lui-même qui débute. L’improvisation durera une heure et six minutes.
Keith Jarrett n’avait pas dormi.
La veille, il était à Lausanne. Dans la voiture et traversant la nuit la Suisse et l’Allemagne, il n’a pas pu trouver le sommeil. Il a bien tenté, allongé sur la banquette arrière. Les nerfs à vif, il n’a pu s’endormir. Il se souvient de ces lumières orangées dans l’obscurité, le long de la route et sous les tunnels, comme une veilleuse dans une chambre d’enfant. Le chauffeur baissait parfois la vitre, s’y engouffrait l’air froid du mois de janvier.
Le vieux Bösendorfer sur lequel il doit jouer ce soir, il l’a découvert en fin de matinée. Le piano ne lui plaît pas. Il sonne comme un mauvais clavecin. Il ne fait pourtant pas une scène. Il a horreur des crises. Autant, peut-être, que du ridicule à jouer sur un piano désaccordé. Alors, il s’en accommode. Sans rien dire, il ruse. Les aigus résonnent, stridents, ce sont des aiguilles qui l’agacent, et il s’en écarte, évitant les notes les plus à sa droite. C’est au milieu du clavier que ses mains improviseront, avec quelques escapades vers sa gauche, usant les graves et leur lourdeur, pour créer une suite d’ostinatos entêtants.
La cassette du concert, je l’entends encore. Les bruits de l’audience dans la salle, et la voix de Keith Jarrett, comme Glenn Gould, chantant parfois par-dessus les notes. Il faut, pour l’entendre, monter le son. Je revois le salon de notre appartement. Les fenêtres grandes ouvertes du onzième étage d’une tour de la cité. Un après-midi de juillet. Je me souviens du silence, et si je ferme les yeux je revois mon père dans son fauteuil.

I
TRAPPES
2022
1
Avant d’entrer sur scène, je m’isole pour mieux me concentrer. Mon père, lui, n’a jamais quitté les coulisses. Il se tient là, sans dire un mot. Si je m’efforce de l’entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. Pas même une expression. Aucun mot du pays, de Basmala – rien. Ma mère était sa voix. Elle parlait pour lui, lisait au travers de ses non-dits, comprenait ses soupirs. On dit que c’est ça, l’amour. Je crois plutôt que c’était de la lâcheté. Une amputation volontaire, un choix – celui d’être assisté. Laisser à d’autres la parole, le bruit, le brouhaha, les ordres et les mots doux. Leur laisser les chants et les berceuses, car lui avait le silence et l’amertume. À lui la possibilité de rester en retrait, à nous la nécessité des responsabilités. Pour maman, les cris à l’annonce de la mort d’Ibrahim. Pour moi, les sanglots lorsqu’elle disparut à son tour. Pour mes sœurs, les larmes le jour de sa mort. Et lui, toujours silencieux. Encore aujourd’hui, jusque dans sa tombe. Mon père était un exilé.

C’est une fois dans la loge, après le récital, que j’ai pu enfin appeler ma sœur. Depuis ce matin, elle me bombarde de textos : Rappelle-moi ; C’est urgent, rappelle. Le dernier, j’ai fini par comprendre : C’est papa, rappelle. Des années que je ne l’ai pas vu, des années que je me refuse à le voir. Il n’y a pas eu de brouille, avec lui c’est impossible d’aller au conflit. Quand j’ai intégré le Berkley College dans le cadre d’un programme d’échange entre conservatoires de banlieue et grandes écoles américaines, j’ai quitté notre famille, la cité, Trappes, avec la ferme intention de ne jamais revenir. Et depuis, j’ai tenu parole. Je croisais simplement mes sœurs lors de concerts à Paris. L’année dernière, à Pleyel, nous avons bu un verre au bar du théâtre. Elles m’ont présenté leur mari, m’ont montré des photos de leurs enfants. Malika habite encore la cité, le même immeuble que papa. Elle m’a proposé de passer la soirée avec eux. Elle espérait sans doute que je le voie. J’ai coupé court à la discussion. « Un vol aux aurores pour Berlin. » « Je suis si heureux de vous avoir vus, merci, merci d’être venus. » « Il faut que j’aille me reposer mais un jour, si la maison de disques me laisse un peu tranquille, alors peut-être, oui, je passerai vous voir. »

2
Il a fallu qu’il meure pour que je revienne.

Vingt-deux années. Et rien n’a changé. La même dalle de béton. Les mêmes visages. Ceux d’enfants devenus pères, de pères devenus grands-pères, de petits-enfants qui grandissent à l’ombre des mêmes tours. Tout disparaîtra avec eux.

« Il n’a pas souffert », me disent mes sœurs comme pour me rassurer. Je n’ose pas leur avouer que je le croyais déjà parti depuis plusieurs années. Qu’il n’était plus qu’un lointain souvenir. « Il est encore à l’appartement, dans sa chambre. Si tu veux le voir. » Elles me remercient d’être présent. « C’est important, ça lui aurait fait plaisir. » Je n’ose pas leur dire que ce sont des paroles convenues. Que leur deuil n’est pas le mien. Que pour pleurer quelqu’un, il faut l’avoir aimé. Que pour regretter un mort, on doit éprouver plus que des regrets. Que la mort n’annule pas tout. Khadija me raconte que c’est elle qui a découvert notre père sans vie, il y a deux jours. Elle passait plusieurs fois par semaine lui déposer ses courses. Sa chicorée, ses biscottes, son beurre, la même marque depuis toujours. Des plats qu’à tour de rôle avec Malika elles préparaient, sa tombina qu’il aimait tant, mais sans doute moins que celle de maman. Ce matin-là, elle m’explique qu’en ouvrant la porte, elle savait. « Sa présence n’était plus là. » Un grand vide aurait envahi jusqu’à la cage d’escalier. Il ouvrait les fenêtres très tôt le matin. Il n’aimait pas que ça sente le renfermé. Elle avait poussé la porte et l’avait trouvé là, assis dans son fauteuil, face à la fenêtre, dans son costume du dimanche. Il tenait dans ses mains son misbah, les perles de bois enroulées autour de ses doigts. Il est passé de vie à trépas en faisant rouler entre ses phalanges quatre-vingt-dix-neuf perles de bois. Quatre-vingt-quatre ans, ou presque, et toujours la même piété infantile. Avait-il peur ? Le médecin avait conclu à un infarctus.

Quand j’entre dans le salon, je retrouve l’odeur du papier peint de mon enfance. Une senteur chargée, lourde, poisseuse. Je retrouve le salon où mes parents dormaient. Le canapé qu’ils dépliaient le soir venu, après notre coucher, et qu’ils repliaient à l’aube. Les voisins ont préparé du thé et des gâteaux. Ils ont même installé au milieu de la pièce une table en plastique recouverte d’une toile cirée, comme s’il fallait suivre religieusement le protocole d’un rituel immuable qu’on se devrait, tous, de respecter. On nous a parlé, on nous a entourés, on nous a étouffés.

3
– Je dois rester quelques jours encore… L’enterrement a lieu samedi. Dimanche, je dois aider à vider l’appartement. À trier ses affaires… enfin ce qu’il faudrait garder, ce que mes sœurs voudraient garder…
– Je comprends. J’ai annulé tes dates jusqu’à lundi. Tout le monde comprend. Je maintiens Dublin, mardi ? Ou tu veux qu’on annule aussi ?
– Non, non, ça ira… je rentre lundi. Dimanche soir, si je peux. C’est l’affaire de trois jours.
– J’ai calé les répétitions en fin de semaine prochaine. Tu te souviens que l’enregistrement des Suites commence dans quinze jours à Berlin ? On pourra pas décaler… Je te raconte pas la pression que me mettent les producteurs d’ECM… En même temps, c’est toi qui tenais absolument à faire un disque avec eux…

4
C’est à la fois mon père et un étranger qui est mort.

La veille de l’enterrement, mes sœurs m’ont informé qu’étant le seul garçon de la fratrie, il fallait que je m’occupe de sa toilette rituelle. J’ai pensé sauter dans un train. Disparaître à jamais. L’employé des pompes funèbres m’a tendu un fascicule, pareil à ceux qu’on glisse dans les boîtes aux lettres pour vanter des vacances au ski. Dessus, il avait écrit au stylo-bille l’horaire prévu. Il avait également entouré la partie qui résumait le déroulement de la toilette mortuaire et la mise en linceul, comme pour souligner à quel point j’étais ignorant.
Laver mon père pour son dernier voyage… L’idée me révolte. Je le maudis une fraction de seconde d’être mort comme ça, sans prévenir. Je lui demande pardon dans la foulée, puis le remaudis aussi sec. Lui et mes sœurs, les Arabes, les musulmans et pour finir tout ce qui existe sur Terre. Seul Dieu échappe à mon emportement. Un réflexe aussi superstitieux que vain.
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Un jour, après le conservatoire, je me souviens, il pleuvait des cordes. Je m’étais précipité dans le bus avec mes camarades. Mon père s’y trouvait déjà, monté à un arrêt précédent, il rentrait du travail. En me voyant, il avait baissé la tête et était descendu à l’arrêt suivant, si loin de notre cité. À travers la vitre, je l’avais vu marcher le long de la voie du bus remontant le col de sa veste. Une heure plus tard, il était arrivé trempé à la maison. Je n’avais pas su ni même lui demander pourquoi il était descendu. Mon père redoutait que sa seule présence me fasse honte devant mes amis musiciens. « Je ne suis pas assez bien pour lui et la vie qu’il doit mener », voilà sans doute ce qu’il s’était dit.
(p.108-9)
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Le seul espace privé dont disposaient les mineurs, c’était leur lit et le montant en bois fermant leur couchage à son pied et à sa tête. Certains affichaient la photo d’une fiancée, d’une épouse, de leurs enfants ou parents. D’autres, des photos de sportifs, de voitures ou de femmes en maillot de bain. C’est surtout la fauche qui pouvait pourrir l’atmosphère. Même s’ils n’avaient pas beaucoup d’affaires personnelles, chacun y tenait. Moins on possède, plus le peu qu’on a prend de la valeur.
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