Plutôt qu'un simple pseudonyme, Honorio Bustos Domecq, enfant «bicéphale» du couple Borges-Bioy Casares, devrait être considéré comme un hétéronyme à part entière, doté d'une existence et d'une personnalité propres.
Borges disait à son propos : «À la longue, ce personnage finit par ne nous ressembler en rien et par nous dominer d'une main de fer, en nous imposant son propre style littéraire». Né en 1893, dans la province argentine de Santa Fé, selon une notice biographique publiée dans la célèbre revue littéraire argentine «Sur», H. Bustos Domecq -nom composé du patronyme d'ancêtres des deux écrivains, «Bustos» pour
Borges, «Domecq» pour
Bioy Casares-, est l'auteur de quatre ouvrages publiés, dont ces Chroniques, parues en 1967.
«Le non-sens est à la fois ce qui n'a pas de sens, mais qui, comme tel, s'oppose à l'absence de sens en opérant la donation de sens. Et c'est ce qu'il faut entendre par nonsense». Ce commentaire de
Gilles Deleuze à propos d'Alice au Pays des Merveilles, pourrait illustrer parfaitement la démarche à l'origine de la rédaction de ces Chroniques, ainsi que le thème central et transversal aux vingt délicieuses et hilarantes vraies-fausses critiques d'art qui le composent.
Traitées avec l'humour pince-sans-rire et érudition dont on sait capable
Borges, auxquels sont venues se rajouter les intuitions fulgurantes et anticipatoires dont
Bioy Casares sut à son tour faire preuve à travers ses livres, Bustos Domecq s'amuse à recenser dans ses chroniques, avec le plus grand sérieux, dans des domaines aussi divers que la littérature, le théâtre, l'architecture, la gastronomie, ou encore le stylisme, des propositions radicalement fidèles à la rupture esthétique concrétisée par les avant-gardes modernistes du XXe siècle. Critiques où très souvent le comique apparent le dispute à une conception visionnaire des deux auteurs, très proche des chemins que la création artistique allait emprunter de manière de plus en plus surpenante et radicale dans les années à venir.
L'oeuvre d'art ayant posé les prémisses d'une véritable révolution artistique qui n'irait véritablement s'installer et occuper la scène mondiale qu'à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, fut, sans conteste, le célèbre ready-made «Fontaine» (un simple urinoir en faïence) proposé par
Marcel Duchamp en 1917 (et, bien-sûr, refusé à l'époque) lors d'une exposition d'art moderne à New York.
Le virage à trois cent-soixante degrés opéré par l'art contemporain consistera à déplacer progressivement l'accent d'une qualité quelconque, immanente et implicite à une oeuvre d'art, vers son auteur, l'artiste lui-même et sa conception personnelle de l'acte créatif, les représentations et le discours avec lesquels il la pare, ainsi que les réactions qu'il aimerait susciter dans le public. Une appréciation de l'art désormais liée donc directement à la personnalité même de l'artiste et à sa «démarche».
Dès lors, les grilles d'analyse par la critique spécialisée sembleront difficilement lisibles par tous, partageant l'opinion d'un public souvent désorienté et duquel, soit dit au passage, une large majorité continue, encore de nos jours, à vouer à l'art contemporain un rejet radical.
Dans la chronique intitulée «L'Oeil Sélectif», Bustos Domecq évoque la réaction du public aboutissant à la mise à feu de la galerie où se tenait en 1929, à Buenos Aires, l'exposition du sculpteur d'avant-garde Antartido A. Garay, consistant «en une ambiance, sans autre chose pour accrocher le regard que quatre murs nus, de vagues moulures au plafond et, sur les lattes du parquet, quelques gravats épars».
Le public ignorant complètement, en l'occurrence, ainsi que l'avait prétendu l'artiste, que «l'essentiel, pour un oeil exercé, c'est l'espace qui circule entre les moulures et les gravats»! On se souviendra certainement encore, cinquante après la publication de ces Chroniques, des réactions suscitées en 2014 par l'installation de la sculpture de l'artiste britannique
Paul McCarthy (surnommée à l'époque, le «Le Plug Anal») à Paris, Place Vendôme. L'oeuvre avait été complètement ravagée, et l'artiste, après avoir affirmé laconiquement à la suite de ces actes de vandalisme : "au lieu d'engendrer une réflexion profonde autour de l'existence même des objets comme mode d'expression à part entière, notamment dans la pluralité de leur signification, nous avons assisté à de violentes réactions", renoncerait à la réinstaller.
Dans une autre chronique, « le Naturalisme en vogue », c'est le mouvement d'avant-garde «descriptiviste», radicalement naturaliste, qui attire toute l'attention de notre critique impartial. Retraçant quelques-uns de ses moments les plus forts, il évoquera ce concours littéraire prestigieux remporté en 1938 par un jeune poète inconnu à l'époque. le thème du concours étant cette année-là celui de «l'éternelle rose», le jeune Urbas, «simple et triomphateur» remit tout simplement au jury…une rose !
«Il n'y eut pas une voix dissidente ; les paroles, filles artificieuses de l'homme, ne purent entrer en compétition avec la rose spontanée, fille de Dieu. Cinq cent mille pesos récompensèrent à juste titre cette incontestable prouesse».
Ou encore lorsqu'au Salon des
Arts Plastiques de Buenos Aires, en 1941, l'oeuvre présentée par l'artiste italien Colombres fit sensation, même si en fin de compte elle ne remporta pas le grand prix (pour des raisons qui paraîtront évidentes au lecteur…) : Colombres avait envoyé «une caisse en bois, fort bien conditionnée, qui, lorsqu'elle fut déclouée par les autorités, livra passage à un vigoureux bélier qui blessa à l'aine plusieurs membres du jury» ! Cinquante ans plus tard après cette exposition d'un «indéniable et brutal spécimen biologique» allant bien au-delà d'«une aimable fantaisie de l'art», en 1991, l'artiste contemporain (en chair et en os cette fois-ci, précisons-le tout de même !),
Damien Hirst, devenu de nos jours l'un des plus côtés sur la scène artistique internationale, s'était lancé dans un nouveau projet, motivé par son désir de pouvoir rendre l'art “plus réel qu'une peinture”. Il présenta à ce moment-là au public l'une de ses oeuvres aujourd'hui considérée comme emblématique de toute la démarche ultérieure de l'artiste, «The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living» : un requin-tigre conservé entier dans une cuve transparente de formol (!) Cette oeuvre ayant été acquise quelque temps après par un collectionneur pour la modeste somme de 50 000 livres, un journal anglais de l'époque titrait: “50 000 pounds for a fish without chips!”...!
CHRONIQUES DE BUSTOS DOMECQ regorge par ailleurs de mouvements en «ismes» et de courants théoriques relevant de différents domaines de la création artistique, inventés de toutes pièces par les auteurs, tels l'«ultraïsme», le «descriptivisme» et -attention à ne pas les confondre !- le «descriptionnisme», la «théorie de l'association», l'«architectonique des ensembles inhabitables», le «machinisme du corps humain», ou encore le «nouveau théâtre universel»…
Certains de ces courants ont effectivement vu le jour . L'on pourrait citer, à titre d'exemple, les expériences théâtrales d'engagement physique dans l'espace public réalisés en grand nombre par des performeurs et des «activistes» à partir des années 1970, évoqués dans la chronique «Théâtre Universel», les caprices gastronomiques récents de la cuisine dite "moléculaire", suggérés dans « Un Art Abstrait », ou bien le stylisme vestimentaire loufoque proposé dans «Vêtements I et II», dont, entre autres, la collection automne-hiver 2005 de Viktor & Rolf, transformant couettes et oreillers en robes de soirée, aurait tout à fait trouvé sa place, à côté du «costume archive» qui y est décrit, dans lequel «les poches sont remplacées par des tiroirs» (!)
Simple rigolade -à ne prendre surtout pas au sérieux- entre deux comparses géniaux et désoeuvrés, probablement concoctée pour faire passer le temps durant les longues soirées froides de la pampa battues par le minuano, prônant parmi d'autres extravagances l'avènement d'une «machine-à-ne-rien-faire» comme solution à la plupart des problèmes posés par la modernité(!) ? ?
Pas que, il me semble…
La création artistique au XXe siècle, cherchant à rompre définitivement avec les canons hérités de l'art classique, notamment ses notions hiérarchisées de «beau», de «figuration», de «supports» ou de «matériaux» nobles, finirait par abolir toute antinomie simple en art, entre «bon» et «mauvais», «vrai» et «faux», «beau» et «laid» (à ce propos, qu'avez-vous pensé de la robe en viande de
Lady Gaga aux MTV Music Awards de 2010?). Ces dernières céderont progessivement la place à de nouveaux critères d'appréciation, situés plutôt entre «absence de sens» et «non-sens» deleuzien, fondamentalement arbitraire et «donateur de sens» nouveau . Ne serait-ce là l'un des socles sur lequel fonder une critique possible de la modernité?
Art contemporain : vrai Art ou grande Imposture ? Cette question, que je trouve personnellement totalement aberrante, mais que, hélas, beaucoup de gens intelligents continuent de nos jours à se poser, ne trouvera bien évidemment aucune réponse simpliste de la part des auteurs.
Bustos Domecq préfère vraisemblablement réserver son ironie à l'engouement du public, à ses réactions parfois excessives et paradoxales, ou encore au parti pris des certains critiques, que de s'attaquer ouvertement à la démarche propre à chaque artiste, en leur consacrant une notice rédigée à chaque fois sur un ton absolument neutre.
Conscient certainement qu'il était du fait que, quoi qu'il en soit, l'art continuera à jouer le même rôle qu'il a tenu depuis toujours : celui d'être le miroir de son époque et de la société qui le produit.