La Feuille Volante n° 1185
Les petites mécaniques – Philippe Claudel- Mercure de France.
Un recueil de nouvelles est toujours un univers délicat. Ici tous les textes qui le composent sont liés à la mort et l'auteur nous transporte par les mots dans un Moyen-Age obscur où la camarde rôdait dans les villes et les campagnes parce que les guerres étaient fréquentes, l'insécurité quotidienne, la paix publique un voeu pieux et la santé un don de Dieu ou dans un espace indistinct où le temps se confond avec le rêve ou avec le cauchemar.
De nos jours, si les choses ont un peu changé (encore que) nous sommes toujours les usufruitiers de notre propre vie et elle peut-être interrompue à tout moment, surtout quand nous y attendons le moins. En occident, allez savoir pourquoi, on nous entretient dans cette ignorance de la mort ou à tout le moins dans l'oubli de sa réalité, comme si nous étions perpétuellement attachés à cette terre. Est-ce parce que la religion chrétienne nous assure de la réalité, mais dans un autre monde seulement, d'une vie qu'elle nous dit, avec cependant un évident abus de vocabulaire, éternelle, je ne sais pas, mais ce que je sais c'est que, dans d'autres cultures pourtant contemporaines on regarde davantage la mort comme une réalité et on célèbre les morts lors de manifestions festives quand notre Toussaint n'est que l'occasion de faire refleurir les cimetières même si les morts sont oubliés le reste de l'année.. Elle fait tout simplement partie de la vie dont elle est la fin naturelle parce que nous ne sommes sur cette terre que de passage. Ce n'est pas faute de lui avoir donné les traits effrayants d'un squelette armé d'une faux et habillé d'un suaire alors que dans l'Antiquité c'était trois femmes qui étaient chargées de filer puis de trancher le fil de la destiné.
Dans l'interruption de la vie, la mort a différents visages, l'accident, l'attentat, le meurtre la maladie… ceux qui choisissent le suicide n'ont pas la patience d'attendre le terme et nous invitent à nous interroger sur la liberté ou sur le destin. Nous sommes, à titre temporaire, titulaires d'un contrat à durée indéterminée que nous n'avons ni voulu ni signé, qui de plus en plus fait de nous des emphytéotes et nous devons à d'autres d'être ici. Ils nous chargent souvent d'assumer nous- mêmes le choix qu'ils ont fait pour nous, quand ils ne nous mettent pas eux-mêmes des bâtons dans les roues. Au cours de cette vie nous avons l'occasion de vérifier la fragilité des choses humaines, la jeunesse, la beauté que chassent l'oubli et le silence envahissant qui se marient si bien avec la vieillesse et la douleur. Les écrivains attentifs matérialisent par l'écriture tous ces parcours réels ou imaginaires, héroïques ou banals, ils manient les mots et transforment en chefs-d'oeuvre ou en bluettes ces « bien petites mécaniques égarées dans l'infini » que sont nos vies. Avant la mort, il y a la vie, ce long combat mené le plus souvent pour rien parce qu'il est aussitôt oublié par ceux qui restent, avec, pour chacun d'entre nous une sorte d'étoile.à laquelle nous croyons et que nous voulons atteindre. Au bout du compte, c'est souvent un échec, un vrai combat dont nous sommes les victimes pourtant pleines de bonne foi et de bonne volonté. Ainsi, après un tel parcours marqué par des souvenirs, des échecs, des regrets et des remords, des espoirs déçus et des projets avortés, la mort devient-elle une délivrance salutaire d'une existence qui s'arrête enfin.
J'ai eu plaisir, une nouvelle fois, de retrouver le style poétique de Philippe Claudel, toujours aussi émouvant et plein de sensibilité, malgré le thème proposé..
© Hervé GAUTIER – Novembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]
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L'homme prit Tania par le bras, l'amena vers la table d'auscultation et lui fit signe de s'allonger dessus. Une fois la jeune femme couchée, il saisit ses orteils et plaça ses pieds nus dans les étriers de métal qui se dressaient de part et d'autre de la table. Les yeux de Tania se perdirent dans l'obscurité de plafond. Après quelques minutes, il se leva et vint vers elle, l'inspecta comme si elle était un morceau de viande. Il regarda ses dents, les compta, les fit sonner avec un petit marteau. Il palpa les muscles de ses bras, ceux de ses cuisses et de ses mollets. Tania se laissa palper, toucher, trianguler.
Le troisième matin, il quitta l'asile pour aller au gré des rues, léger. L'éternelle chaleur de Tunis trempait les murs de torchis de coulées de lumière. des enfants couraient pieds nus en criant après de maigres chèvres. La ville sentait l'orange, la poussière, les feuilles de menthe, la coriandre, la sueur, le poivre et le goudron, le jasmin, le musc, et la merde de chien.
Nous sommes les prisonniers d'une architecture singulière qui paraît tellement démesurée et sans fondement que nous nous demandons parfois si elle ne se dresse pas simplement dans nos faibles cerveaux.
« Adossé contre un mur toujours chaud, j’écris de petits romans, très courts, acérés comme des poignards, et que je vends contre un repas, une bouteille de vin, un lit malpropre pour une nuit. » (p. 111)
Nous sommes de bien petites mécaniques égarées par les infinis
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