Les voyages de sableJean-Paul Delfino
roman , 2018, 171 p, LePassage
Jean-Paul Delfino a nourri trois rêves qu'il a réalisés. le Brésil fut son coup de coeur frappé par la bossa nova et l'objet de neuf livres. Il est né à Aix-en-Provence en 1964, et adore Marseille. Il est pour l'émotion et la littérature populaire. Il distingue celui qui écrit de l'écrivain, qui a trouvé sa musique et dont on peut reconnaître la voix.
Qui est ce monsieur Jaume ou Jérôme ? Il entre à la Table des Arts, un troquet parisien à l'ancienne, et dont le bistrotier,
Virgile Alighieri, est un taiseux, peut-être pour ne pas être en-dessous du nom qu'il porte. C'est le soir, c'est bientôt Noël, il commence à neiger, et
Virgile va fermer. Les deux hommes se connaissent depuis quarante ans, mais ne se sont jamais parlé. le bistrotier s'est donné pour règle de ne jamais s'entretenir avec ses clients, souvent des ivrognes qui s'épanchent ou disent n'importe quoi. Travaillez dans un café, et vous en entendrez, des histoires incroyables, dit-il à Jaume.
Et voilà que le bistrotier demande à Monsieur Jaume si ça va, parce qu'il lui trouve un air patraque, et que l'autre lui conte sa vie qui est longue, très longue. Il compte trois siècles d'existence. Il est né au début du XVII°.
C'est quoi, cette histoire ? Un conte de Noël, le conte d'une nuit qui conduira enfin Jaume à sa mort, lui qui vieillit au fur et à mesure qu'il se raconte, au contraire de Shéhérazade qui invente des histoires pour rester en vie ? Jaume dit à pluseurs reprises à
Virgile qu'il est naïf.
Virgile a aussi une oreille complaisante pour les ragots. Ce sont
les voyages de sable, utopiques, construits en rêves, par l'imagination, la distance qu'on veut prendre d'avec un monde qui déçoit, qui entraînent
Virgile qui s'ennuie, seul, depuis tant de temps.
le narrateur en est Jaume, un professeur de philosophie, mais l'auteur n'est pas loin, tapi on ne sait où dans le bar. Il narre une odyssée fantastique, qui lui en a fait voir des continents des conditions, des femmes. Et
Virgile, qui n'a jamais voyagé, mais dans le bar de qui viennent les touristes du monde entier, prend un plaisir fou à écouter l'histoire, un conte picaresque, une connaissance des choses à la manière de Candide ? le nom de
Virgile pouvait faire penser à un voyage en Enfer, mais le bistrotier se libère, il boit, du rhum, du whisky, du Bourgogne, du Vouvray, il fume, il se fiche de la loi, il est maître chez lui, il partage ses trésors, il parle, il se souvient. Il aimerait lui aussi faire part de quelques-uns de ses souvenirs à Jaume, mais ce n'est pas le moment, et l'auteur ne le veut pas non plus.
C'est donc presque un monologue auquel a droit le lecteur, parfois sous forme directe, parfois sous forme de récit. Les premiers dialogues entre
Virgile et Jaume allèchent avec la gouaille d'un Audiard. le bar constitue pour ainsi dire un huis-clos, dans lequel entrent quelques clients, dont le docteur de
Virgile, qui dit que le verre de Fernet-whisky devrait être remboursé par la Sécurité Sociale, et à propos de qui la rumeur dit qu'il enfile des tutus ; des filles arrogantes qui mettent en avant la loi : un revendeur qui paie son café en offrant un zèbre avec des rayures qui ne sont pas dans le bon sens.
Jaume est un gars habile, et qui a du ressort. Il est du peuple, fils de tripier.Dans son adolescence, une histoire d'amour lui fait quitter Marseille où il est né, et il se retrouve dans des plantations de café en Ethiopie, parmi les roses de porcelaine. Il découvre qu'il a une vitalité extraordinaire, et qu'il ne meurt pas. Il ne vieillit pas non plus. Comment expliquer cela ? Suspense...
C'est quelqu'un qui lit, pour échapper à l'ennui, mais aussi parce qu'il est curieux et aime découvrir, philosophie, poésie, moralistes, religion.
Il connaît l'amour, la satisfaction phsique des sens avec des prostituées, l'amour sans jalousie des femmes qui vont d'un homme à l'autre pour que l'ennui ne s'installe pas, et l'on se rappelle Supplément au Voyage de Bougainville, l'amour qui triche, le grand amour, celui que Zéphyra/Zézette attend, celui pour lequel elle damnerait son âme.
L'argent n'est pas ce qui le motive.
Il connaît la lie des hommes, les négriers, les contrebandiers, ceux qui n'ont plus ni foi ni loi.
Il a foi en l'humanité, en les femmes surtout, mais il est amer, les hommes n'ont pas de mémoire et ne sont pas bons. Les gens ont lutté pour le droit de vote, et aujourd'hui on ne vote plus. le peuple, incapable de se mener seul, a besoin d'un gouverneur. On peut comprendre que sa jeunesse inexplicable rende envieux ou soupçonneux certains, et que l'Inquisition lui cherche des noises. Assez communément, il qualifie les politiciens d'arrivistes et d'affairistes. A ceux qui s'indignent de la façon dont il parle de l'esclavage, il répond que les esclaves d'hier sont les travailleurs pauvres d'aujourd'hui. Il critique les militaires qui pillent et qui violent, en dignes représentants des Lumières. Il rappelle que l'Eglise est favorable à la traite des Nègres. Je découvre à l'écouter que les tirailleurs sénégalais n'étaient pas tous volontaires, qu'il y eut des rapts et des enrôlements forcés. Que par-dessus le marché,
De Gaulle ne voulait pas de Noirs qui défilent à la Libération, ce sont uniquement des Blancs qui ont sauvé la France. Enfin, il se désole de l'état de la langue :« Nous avons fait des mots de véritables dépotoirs qui ne signifient plus rien et tout à la fois . »
C'est un livre sûrement trop long. L'idée de départ est bonne, on peut s'attendre à une espèce de conte philosophique. Mais il tourne court. le voyage est trop dispersé, et son récit manque de variété et de vivacité. Les personnages rencontrés au cours de l'odyssée ne valent pas pour eux-mêmes, sauf peut-être le Congolais.
Virgile a un rôle trop mince. L'épilogue, qui surprend, est intéressant.
J-P Delfino, qui semble très sympathique, sait ce qu'il attend d'une lecture, le plaisir de lire des récits de voyage, qui réclament une bonne documentation, de vivre par procuration des vies extraordinaires, qui laissent libre cours à l'imagination et au désir, de réfléchir au bonheur, au temps qui passe ou ne passe pas, de s' élargir, de connaître un secret, qui n'est pas celui qu'on croit, non celui de l'immortalité, mais celui du bonheur de vivre, pouvoir ouvrir les yeux chaque matin, en n'étant pas trop mal foutu, ou manger une bonne omelette. le lecteur a tout cela, mais en trop peu. Il peut cependant en tirer profit, comme
Virgile, qui à la fois guide le narrateur et est guidé par lui. La question serait donc : les mots donnent-ils leur impulsion aux actes ?