"A rain of blood has blinded my eyes.
Where is England ? Where is Kent ? Where is Canterbury ?"
Une fois de plus, j'ai été charmée par l'oeuvre de
T.S. Eliot ; cette fois sous forme d'une pièce dramatique.
Ce ne fut pas tant par son contenu, que l'auteur a résumé lui-même (avec une manifeste autodérision) par les mots "un homme rentre chez lui en pressentant qu'il sera tué, et il est tué". Rideau. - Il s'agit plutôt de cette combinaison de langage singulier et expérimental avec la thématique religieuse et le saint Thomas Becket dans le rôle principal.
La pièce a été écrite pour inaugurer le festival de Canterbury en juin 1935. Elle raconte les conséquences de la querelle entre l'archevêque qui défend les intérêts de l'église contre le pouvoir royal d'Henri II, et sa tragique apothéose : l'assassinat de Becket dans la cathédrale le 29 décembre 1170.
A son retour de France, où il se réfugie après avoir refusé les compromis du roi, Becket sait qu'il se jette dans la gueule du loup. Quatre tentateurs qui interviennent au début de la pièce font tout pour le détourner de son chemin de martyr... en vain. Les dialogues sont régulièrement ponctués par les entrées du choeur antique des femmes de Canterbury, malheureuses en l'absence de leur évêque, mais d'autant plus désespérées à l'idée de sa mort.
L'arrangement de la pièce est fascinant : on pense aux archaïques tragédies grecques, à la vieille
poésie anglo-saxonne, aux disputes médiévales, à la prosodie de la Renaissance... et pourtant, elle reste suprêmement "moderne". La chorale des femmes visionnaires, les prêtres et les tentateurs s'ajustent dans l'interlude au sermon de Thomas (largement inspiré par le sermon authentique de Noël 1170), puis, comme un déroutant coup de vent qui nous ramène brusquement à l'époque actuelle, tombe le long discours froidement pragmatique des assassins qui justifient leur acte.
Rien que les vers sont surprenants : dans le texte principalement en vers libre les rimes apparaissent régulièrement, parfois même des rimes absolues ("in France/in France"). Toute la pièce qui prend les allures d'un poème scénique est fatalement répétitive ("Evil the wind, and bitter the sea, and grey the sky, grey grey grey/
O Thomas, return, Archbishop; return, return to France !"), ce qui augmente encore davantage l'effet dramatique.
A côté de cela, Eliot travaille magistralement avec le prosimètre : la prose pure apparaît deux fois dans la pièce, et c'est toujours une sorte de choc ; notamment dans l'auto-défense des quatre chevaliers meurtriers à la fin. le choc supplémentaire vient par l'effet moderne d'aliénation (les chevaliers du 12ème siècle s'adressent au spectateur du 20ème) et par la justesse de l'approche de l'auteur vers le matériel historique.
"Where is Becket the Cheapside brat ?
Where is Becket the faithless priest ?
Come down Daniel to the lions' den,
Come down Daniel and join in the feast."
Le choeur est un chapitre en soi. Ses répliques regorgent d'étranges images poétiques sophistiquées, qui semblent venir tout droit de quelque conscience collective irrationnelle. Les personnages et les événements sont aussi liés à la nature, qui reflète les émotions humaines (après l'assassinat de Thomas les pierres saignent, il faut laver le vent, etc.)
L'histoire se passe en décembre, et l'atmosphère même de la pièce est grise, pétrie de froid, et douloureusement rigide dans l'attente de la mort.
"Since golden October declined into sombre November
And the apples were gathered and stored, and the land became
brown sharp points of death in a waste of water and mud,
The New Year waits, breathes, waits, whispers in darkness."
Le centre de gravité de la pièce se situe sans doute dans son message religieux, adressé aux pèlerins à Canterbury. le quatrième tentateur veut rendre Becket fier de son martyre. Becket lui répond dans le beau sermon de Noël (et ensuite confirme ses dires par sa mort) : les martyrs ne se font pas seuls, c'est Dieu qui les fait. L'idée du martyre comme d'une sorte de suicide vient ensuite dans l'apologie de ses assassins... intéressante matière à réflexion. (Cela me rappelle la cathédrale pragoise de Saint-Guy, et la théorie sur la mort volontaire du saint, brisé par la perte de sa famille et par l'échec de sa mission.)
A la fin, Eliot revient à l'idée centrale du sermon : la mort d'un saint apporte aux chrétiens autant de chagrin que de joie... mais je n'ai ressenti que l'immense tristesse au sacrifice de Becket. le pauvre archevêque exprime en plus sa fidélité au monarque qui a causé sa mort. Son cri "Henry, my King !" m'a traversée de façon très vive.
Bien sûr, on peut lire aussi la pièce sur le plan purement séculier : événement historique, mystère d'un meurtre, sacrifice au nom des valeurs qui représentent un obstacle au pouvoir... le monde n'a jamais manqué de martyrs. de ce point de vue, le sacrifice de Becket est justifiable... ou toujours pas ?
Donc, pour répondre à la question la plus importante - Qui a vraiment tué Thomas Becket ? - chacun doit s'interroger lui-même.
C'étaient les hommes, c'était Dieu... ou les deux ?
Je comprends que la pièce ne va pas convaincre tout le monde. L'action y est pratiquement inexistante, et les caractères manquent de plasticité. Les vers semblent parfois venir d'un... autre monde (un écho de "
La Terre Vaine" ?). Mais j'y ai trouvé quelque chose dont je ne savais même pas que j'étais en train de chercher. Donc, une fois de plus, une expérience forte et formatrice, et beaucoup de plaisir à lire un texte de
T.S. Eliot.
5/5. "Blessed Thomas, pray for us."