Voilà, ça c'est ce que j'appelle de la Littérature. Un écrit qui a du souffle, de l'ambition, de l'intelligence, de l'imagination, du vocabulaire, du style. Qui engendre toute une gamme de sensations : émotion, agacement, rire, malaise, admiration et même suspense. Et qui ne prend pas le lecteur pour un c…
Ouf, n'en jetez plus, me direz-vous, c'est bien trop pour un seul homme, ou un seul livre. Difficile à croire qu'on trouvera tout cela dans
Les Corrections, quand on sait que la trame consiste banalement à nous parler d'une famille banale, issue banalement de la classe moyenne supérieure d'une non moins banale ville du Midwest américain. Et pourtant…
Or donc, dans la famille Lambert, je demande les parents, al et Enid, vieillissant dans leur maison encombrée par une accumulation de 40 ans de choses inutiles et/ou inutilisables. Al, le patriarche, glisse dangereusement sur la pente de Parkinson et de la démence sénile. Lui qui n'a jamais su exprimer ses sentiments, le voilà prisonnier d'un corps et d'un esprit défaillants. Enid, sa femme souvent insupportable de morale bêtifiante et obsessionnellement attachée à sauvegarder les apparences, est tout aussi obsédée par l'idée de réunir une dernière fois la famille pour Noël.
J'appelle ensuite la jeune génération, guère plus brillante : Gary, Chip et Denise, la quarantaine aujourd'hui, se sont empressés de fuir le foyer étouffant pour éviter de reproduire les erreurs des parents, coupables de n'avoir su créer un cadre familial harmonieux et aimant. Mais les « corrections » voulues par les rejetons ne s'avèrent pas plus efficaces. Chip, professeur d'université raté et viré, s'embarque dans d'improbables tribulations « magouillantes » en Lituanie. Gary, dont on pourrait croire qu'il a « réussi sa vie » et est le seul être sensé de la famille, a si peur de sombrer dans la dépression qu'il en devient paranoïaque. Denise, la petite dernière, jamais à court d'idées de recettes pour le restaurant gastronomique dont elle est le chef, se trouve bien dépourvue quand il s'agit de savoir qui elle est vraiment.
Et ça se chamaille, ça s'engueule, ça se critique (ouvertement ou non, peu importe, pourvu que les voisins n'en sachent rien), ça se déteste, ça s'entraide, ça se laisse tomber, enfin bref, ça s'aime même si ça ne s'en rend pas compte. Une famille formidable ? Que nenni, on est loin de la vision idyllique. Au contraire, la plume est trempée dans un cynisme vitriolé plutôt que dans le coulis de guimauve. L'analyse est réaliste, brassant les thèmes des relations familiales principalement, mais aussi du capitalisme, de la vieillesse, de la maladie et des conventions sociales, alternant humour corrosif à la hache (ahh, les conversations téléphoniques entre Gary et sa mère…les déboires de Chip…), effroi distillé au bistouri glacé (les délires d'al font froid dans le dos), et en fin de compte et entre les lignes, compassion distribuée à la petite cuillère.
Alors oui, ce roman « mesure » 700 pages. Mais pour une fois, qualité rime avec quantité, malgré certaines longueurs. Mais attention, ce n'est pas un pavé « facile ». L'auteur est exigeant, il n'est pas du genre à enchaîner les romans commerciaux insipides vendus au rayon lecture du supermarché. Je reste admirative devant tant de talent : intelligence d'écriture, envolées littéraires, sens de la formule, saut passé/présent en deux mots sans rendre le récit chaotique. Il faut passer l'obstacle des premières pages déroutantes, s'accrocher parfois, ne pas renoncer car le jeu en vaut la chandelle : un grand roman par un grand auteur.
Les esprits chagrins trouveront ce roman prétentieux, indigeste ou déprimant. Moi je remercie Monsieur Franzen de tirer la littérature – et les lecteurs – vers le haut.