Il faut parfois avouer que la vie est bien faite.
Le froid s'était définitivement installé dans la vallée, lorsqu'un dimanche, un cri m'a sortie de ma grasse matinée sous la couette.
- Ah ! Non ! C'est pas possible, ça !
Alarmée, je suis descendue dans la cuisine et j'ai trouvé ma mère en chemise de nuit, fixant d'un regard assassin la caisse où elle avait consciencieusement stocké sa réserve de pâte de coing pour l'hiver.
J'y ai jeté un œil prudent. A la place de l'aliment orangé qui m'était désormais familier, j'ai découvert des plaques verdâtres où se dessinaient des paysages de moisissures extraordinairement variés.
Toute notre pâte de coing avait pourri.
Face au désastre, ma mère tremblait de colère.
J'ai été tentée de lui rappeler que les champignons pouvaient revendiquer à juste titre une ancienneté sur Terre presque équivalente à celle des virus, mais son expression, où brillait la puissance de rogne d'antan, a suffi à me clouer le bec.
Elle a attrapé la caisse et ouvert la poubelle des déchets non différenciés à côté de l'évier.
Aïe. Si elle en venait à oublier le compost, c'était plus grave que ce que j'avais imaginé.
Elle allait y renverser sans pitié le fruit de tant d'efforts lorsque mon père, qui avait rappliqué en pyjama, a bloqué son geste, le regard fixe sur les infâmes moisissures.
- Fais pas ça !
J'ai immédiatement compris que nous arrivions à un tournant de notre existence.
- Tu as vu comme c'est beau ? On dirait un tableau, a murmuré papa, étrangement langoureux.
J'ai su à cet instant que mon père voyageait à nouveau, que le monde autour de lui retrouvait ses couleurs, sa brillance, sa netteté, ne serait-ce que pour transformer en peintures sublimes un amas de micro-organismes aguerris.
Après s'être cherché en vain parmi les tubercules et les plantes potagères, mon père venait de se découvrir un regard d'artiste.
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