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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Ampleur et souffle d'un jeu de miroirs et de labyrinthes hors normes pour nous entraîner dans le coup d'après de la surveillance et de la transparence, et des failles démocratiques résistantes aux antibiotiques ordo-libéraux. Un très grand roman.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/03/08/note-de-lecture-gnomon-nick-harkaway/

Londres, dans quelques années : à la place de la vieille monarchie et de sa démocratie parlementaire associée, c'est désormais le règne du Système et du Témoin, réclamé par un raz-de-marée populaire il y a de cela quelques années. le Système : démocratie directe par sollicitation civique (optionnelle dans une certaine mesure) constante ou presque des citoyennes et des citoyens, qui se doivent de débattre par groupes semi-affinitaires et de voter, chaque fois que nécessaire – donc souvent. le Témoin : l'interconnexion généralisée et algorithmisée des dizaines de milliers de caméras de surveillance couvrant le territoire du Royaume-Uni et des centaines de millions de données numériques individuelles collectées en toute occasion. La transparence est totale, et garantit la sécurité de toutes et de tous, puisque les gens normaux n'ont rien à se reprocher – et que les délinquants et criminels ont fort peu de chances d'échapper à cette justice ubiquitaire. le Témoin n'est pas entièrement automatisé : un corps d'inspecteurs assermentés, de haute volée technique et intellectuelle, assure par ses interventions méticuleuses au moindre doute que la contre-analyse et la décision humaines restent bien dans la boucle judiciaire et policière.

Pourtant, à l'occasion, quelques petits cailloux peuvent venir gripper les engrenages bien huilés de cette machine socio-politique. C'est le cas lorsque Diana Hunter, une autrice et professeure de lettres relativement peu connue, mais totalement culte dans les cercles littéraires, assurément rebelle vis-à-vis du Système et du Témoin – mais peut-être bien innocente de tout crime ou délit, qui plus est -, décède lors de sa garde à vue. Cela est évidemment inacceptable, et l'enquêtrice Mielikki Neith, très bien notée, est mandatée pour faire toute la lumière sur cet accident fort malencontreux. Mais lorsqu'elle lance son examen de la psyché désormais numériquement enregistrée de la victime (procédure « normale » ayant été effectuée lors de la garde à vue : la transparence totale et la police de la pensée sont prises très au sérieux, on le voit, par le Système et par le Témoin), elle a la surprise de découvrir non pas une mémoire, mais trois, parfaitement enchâssées à l'intérieur de celle de Diana Hunter : celles de trois personnes parfaitement distinctes nommées Constantin Kyriakos (un trader grec contemporain), Athenais Karthagonensis (une magicienne carthaginoise de l'Antiquité tardive) et Berihun Bekele (un artiste peintre éthiopien contemporain).

Constantin Kyriakos était un trader grec « ordinaire », jusqu'à ce qu'un grand requin blanc, frôlé contre toutes attentes rationnelles lors d'une baignade en mer Égée, ne se mette à le hanter, voire le pourchasser, tout en lui glissant dans certains interstices numériques improbables d'incroyables « tuyaux » boursiers qui le font entrer rapidement dans la confrérie (sans aucune fraternité) restreinte des véritables faiseurs financiers de pluie et de beau temps du monde.

Athenais Karthagonensis est une lettrée, érudite, occultiste, herboriste et magicienne, vivant à Carthage à la charnière des IVème et Vème siècles après J.C. (dont la mention n'est pas innocente, puisque le père de son fils Adéodat – tragiquement disparu -, rencontré lors de leurs études universitaires communes et dont elle aura été la concubine très officielle treize ans durant, n'est nul autre qu'un certain Augustin d'Hippone – à 300 kilomètres de Carthage par la route -, plus connu sous son nom catholique consacré : saint Augustin). En tant qu'experte en arts occultes et en impossibilités rationnelles, elle est chargée discrètement d'enquêter sur un étrange meurtre en chambre close aux fort troublantes implications.

Berihun Bekele est un artiste peintre éthiopien, recruté à sa grande surprise et à son corps presque défendant par sa petite-fille, sérial-entrepreneuse bienveillante du numérique contemporain, pour contribuer à un révolutionnaire environnement de jeu, propulsant les ébauches d'univers virtuels dans une dimension ludique et politique où toutes les expérimentations sociales, individuelles et collectives, pourraient être conduites en réalité augmentée, à l'intérieur d'un univers clos mais en expansion, pour tester in vitro leur pertinence et leurs implications – en toute transparence, sous les yeux du public intéressé, voire partie prenante. C'est également grâce à lui que nous en apprendrons ainsi davantage, le moment venu, sur la curieuse généalogie du Système et du Témoin.

Publié en 2017, traduit en français en 2021 chez Albin Michel Imaginaire par Michelle Charrier, « Gnomon » (en grec, un instrument astronomique remontant à l'Antiquité, voisin de cadran solaire, et ici un projet et une métaphore qui seront révélés en temps utile) est le quatrième roman de Nick Harkaway, pseudonyme littéraire de Nicholas Cornwell, par ailleurs fils de feu David Cornwell (plus connu sous son propre pseudonyme de John le Carré).

Mêlant une réflexion politique de fond, qui fait beaucoup plus que, comme cela a parfois été écrit, « actualiser le « 1984 » de George Orwell, « Gnomon » plonge au coeur de l'échange philosophique sécurité / liberté, bien entendu, échange qui travaille nos sociétés au moins depuis Thomas Hobbes et son « Léviathan » de 1651, échange qui résonne avec encore plus d'acuité aujourd'hui, à « L'Âge du capitalisme de surveillance » analysé par Shoshana Zuboff et de l'application à toute une chacune et tout un chacun, par les États et / ou leurs relais privatisés, de tout l'arsenal technologique conçu pour l'espionnage à grande échelle des puissances étrangères et pour la lutte anti-terroriste, échange qui prend aussi un sel tout particulier lorsque le lectorat britannique relit certaines des professions de foi des Brexiters les plus acharnés de 2016.

Mais si l'analyse philosophique et politique est ici particulièrement remarquable, à aucun moment « Gnomon » ne se laisse aller sur la pente de l'essai déguisé, bien au contraire, puisqu'il place au coeur de son récit une véritable réflexion en action, machiavéliquement romanesque, autour de la place de l'imaginaire et du récit dans la construction politique, intime comme collective.

Travaillant en guise de matériaux bruts des questions aussi brûlantes que celles de la transparence sociale (et l'on songera au passionnant « La transparence selon Irina » de Benjamin Fogel, par exemple) ou celles de la présence humaine dans la boucle algorithmique bienveillante (comme le pratique le Stéphane Beauverger de « Collisions par temps calme »), celles de la validité juridique du rêve (Christopher Nolan et son « Inception » ne sont pas très loin, mais sans la puissance pure développée ici) ou celles de la police prédictive (allant conceptuellement beaucoup plus loin que le traitement de choc infligé à Philip K. Dick par le Steven Spielberg de « Minority Report »), celles de la persistance d'une culture analogique aussi nostalgique que rusée (pensons alors à la Sabrina Calvo de « Toxoplasma » et de « Melmoth furieux », voire au Nicolas Rozier de « L'île batailleuse ») ou celles du rôle des environnements créatifs décentralisés et autre fablabs (conduisant cette mise en scène avec un brio digne du Cory Doctorow de « Dans la dèche au Royaume Enchanté » ou de « Makers »), celles de la solution hypothétique de cet oxymore apparent que serait la finance éthique (avec une acuité rappelant le Thomas Pynchon de « Fonds perdus » comme le Kim Stanley Robinson de « New York 2140 ») ou celles de la politique sous-jacente à certaines esthétiques du jeu vidéo (croisant ainsi le chemin de McKenzie Wark et de sa « Théorie du gamer »), glissant une petite foule de délicats clins d'oeil à des autrices et auteurs aussi divers que Jorge Luis Borges (Regno Lönnrot, figure apparaissant rapidement comme la némésis de l'enquêtrice Mielikki Neith, ne partage-t-il pas son rare nom de famille avec le protagoniste de « La mort et la boussole » ?), Heinrich Steinfest (« Attaque de requin, lui répond-on. À soixante-sept kilomètres de la mer. Puis, presque d'un ton d'excuse : Anomalie. »), Walter Tevis et son « Jeu de la dame » (« Mielikki dispose toujours d'un mur du crime, mais il s'agit d'une projection sur le mur de son appartement »), Daniel F. Galouye et son « Simulacron 3 » (ou peut-être la version longue qu'en donnait Rainer Werner Fassbinder dans « le monde sur le fil »), Bryan Singer et son « Usual Suspects » (à travers le joli démarquage de la pratique créative à chaud de Verbal Kint) ou Frederik Forsyth (dont les méthodes de création d'agents dormants décrites dans « le Quatrième Protocole » feront une apparition à point nommé), Nick Harkaway a pris le pari du vertige littéraire de grande ampleur pour nous faire vivre ceux de la surveillance politique institutionnalisée et de la démocratie algorithmique idéalisée.

Par son ampleur et par son souffle, ce roman a tout pour devenir d'ores et déjà un classique de la littérature de science-fiction comme de la littérature en général. Proposant un jeu subtil de miroirs et de labyrinthes, organisant une convergence extrêmement rusée des trois récits mémoriels et d'une enquête « principale » (avec un sous-marin nucléaire lanceur d'engins en guise de suprême joker) que l'on aurait pourtant pu d'abord jurer parfaitement disjoints, alors que l'on assiste à leur inexorable enchâssement, son brio narratif et sa capacité à varier les registres de langue soulève l'admiration. En se penchant avec une folle inventivité, avec un respect fondamental et rusé de l'art du feuilleton (et même du « roman de gare ») et avec une somptueuse mise en abîme des arts occultes de la stéganographie et de la cryptographie, sur les moments de bascule et sur le cheminement insidieux qui habite les fondations philosophiques de l'ordo-libéralisme contemporain et des start-up nations qui lui sont associées de facto, « Gnomon » constitue une véritable révélation littéraire et politique.
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2ème tome de Gnomon et je suis toujours épatée. Je ressors de ce livre, épuisée intellectuellement : il y a toujours autant de références passionnantes à comprendre, à appréhender pour la curieuse que je suis. J'ai été incapable de lâcher ces deux tomes, bien que ne comprenant sûrement que le tiers du quart de la moitié de ce qui est écrit.
On retrouve les personnages du 1er tome dont l'inspectrice du Témoin Mielikki Neith, qui a du mal à se remettre de la mort d'Oliver Smith, dévoré dans un tunnel londonien par un requin, Regno Lönnrot n'apparaît pas sur les caméras de surveillance qui se détournent fort obligeamment sur son passage, Diana Hunter (et ses sous-couches identitaires) n'est peut être pas si morte, Berihun Bekele fait le portrait d'Hailé Sélassié, finit à la prison Alem Bekagn d'Adis Abeba en 1974 et s'en "évade" juste avant d'être exécuté, Athénaïs va chercher son fils Adéodat, en franchissant les cercles de l'enfer de Dante, Constantin Kyriakos, enlevé par Stella Cosmatou (son amour défunt) et Nikolaos Megalos (le prêtre qui veut le contrôle de la bourse), revoit son requin et ce n'est pas aussi sympa que la première fois, Gnomon a des soucis d'ordre technique. Tout est parfaitement normal et logique dans le Londres sous contrôle du Système.
Sauf que cette fois, Mielikki va vouloir passer derrière le rideaux du Système, car elle commence à douter de sa pertinence et surtout de qui le contrôle vraiment. Elle va remonter à ses concepteurs et découvrir un système dans le système, une soupape de sécurité.
Toujours cette sensation de lire des poupées russes, même si techniquement ce n'est pas possible. Et puis, sincèrement, la lecture des poupées russes, c'est génial, c'est comme la lecture de l'orobouros : infini.
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Extrait de ma chronq=ique (qui porte sur les 2 tomes en même temps) :

"Toutefois, comme dans tout méta-polar qui se respecte, l'important n'est clairement pas le but du voyage (l'explication finale, qui d'ailleurs ouvre sur d'autres perspectives plutôt que de clôturer le texte), mais le chemin parcouru : en cours de route, nous aurons appris à questionner la frontière entre réalité et fiction (comme dans Paprika et ses épigones, dont Inception), mais aussi celle entre esprit et machine (comme dans Ghost in the Shell et ses héritiers, dont Matrix, à qui Nick Harkaway fait ironiquement allusion pages 131 du tome 1 et 263 du tome 2).



Comme la longueur de cette chronique le prouve, Gnomon est aussi de ces oeuvres qu'on peut déplier à l'infini sans en épuiser les différents aspects : un livre-monde tout autant qu'un livre-fleuve ou, pour le dire de façon aussi concise que Feyd Rautha, un "roman magistral"."
Lien : https://weirdaholic.blogspot..
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La deuxième moitié de Gnomon de Nick Harkaway montre à quel point ce roman joue avec ses narrations enchâssées. Les souvenirs et les récits de Diana Hunter se déchaînent dans l'esprit de Mielikki Neith, confrontée à l'échec du Système, qui s'avère une prison panoptique.
L'inspectrice doit alors plonger toujours plus profondément dans les pensées de Diana Hunter pour trouver la vérité.
Si vous aimez les romans de SF denses et complexes et les narrations enchâssées, je vous recommande vivement Gnomon !
Chronique complète et détaillée sur le blog.
Lien : https://leschroniquesduchron..
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