Philippe Jaccottet (1925-2021)
A partir du mot Russie (2002) Editions
Fata Morgana
"Il me semble donc bien qu'alors déjà, dans ces lointaines années, consciemment ou non, légitimement ou non, s'étaient alliées dans mon esprit, pour nourrir cet élan confus vers l'Orient, les mêmes deux inclinations qui, plus tard, m'ont attaché à la région où j'habite : le goût des lieux sauvages et celui de la culture, jusqu'à la plus raffinée, et que déjà, sans le savoir, je recherchais leur accord.."
Ainsi s'exprime
Jaccottet en 2002 ; ça donne envie d'aller faire quelques pas avec lui !..
Philippe Jaccottet a une écriture compliquée, ardue, mi-poétique mi-philosophique, très intériorisée, serais-je tenté de dire en premier ; à cet effet , on pourrait lui objecter : mais pourquoi n'écrivez -vous pas comme tout le monde, ne serait-ce que pour être lu, mais ça on pourrait le dire à une quantité de gens qui font profession de prosateur. Je le dis sans offense bien entendu, il paraît même qu'on dise de ceux-la : avoir du style, l'inverse de la platitude !..Ben si c'est un peu le sujet, parce que l'auteur ici s'attache beaucoup au mot, au langage ! Quand
Jaccottet dit par exemple qu'il voit du
Beckett chez
Dostoïevski, on se demande si ce n'est pas pour lui qu'il faut le souligner.
On sait qu'un jour la femme de
Dostoïevski lors d'un voyage en Suisse révéla qu'à la vue du Christ mort de Holbein, l'auteur russe fut littéralement épouvanté, liquéfié et resta transi un long moment comme mort dans la salle. Une référence est faite dans
l'Idiot. "Ces gens qui entouraient le mort et dont aucun n'est représenté sur la toile, ont dû éprouver une angoisse et un trouble atroces pendant une soirée qui a brisé d'un coup tous les espoirs et presque jusqu'à leurs croyances. Cet épisode confondant n'a pas échappé à la sagacité de
Jaccottet dans son
Dostoïevski quelques notes en marge ..
En fait je vais faire comme lui quand il dit quelque part : "Cette polyphonie, donc, mais le mot ne me convient pas, ce nouement, cette fusion de thèmes, et le mot thème égare aussi, parce que tout est plus simple, plus inétrieur, plus concret, cette fusion d'images vécues correspondait à des rêves très profonds dont je n'avais même pas conscience encore .."
Après réflexion, je ne suis pas sûr que ce soit son écriture qui soit si compliquée que ça, c'est plutôt l'idée qu'il veut émettre, et alors là il faut attacher les ceintures !..
Ici le thème est scabreux pour ne pas dire casse gueule si le projet fût plus vaste. Il procède d'une soixantaine de pages à consommer avec modération, à vrai dire sublimes, comme du miel lui qui parle des abeilles (*) pour nous enchanter avec la Russie telle qu'il l'a aimée avec une place de choix pour ses écrivains chouchous qui l'ont fait rêver comme
Tchékhov, Tolstoï,
Dostoievski, Mandelstam
Chalamov.. Oui
Chalamov, on ne peut pas indûment songer au mirifique russe sans songer au triste destin de millions de gens : ce serait indécent ! L'insigne témoignage de
Chalamov sur l'enfer nous amène à
Dante en appendice, quel panache ! Un détour même par
Pasolini ne m'aurait pas heurté ! le mieux est encore de laisser
Jaccottet présenter ce qu'on peut qualifier d'essai, puisqu'il le fait, et où l'occasion lui est donnée de ne retenir qu'un florilège d'anecdotes subtiles pointées dans ses souvenirs ; l'exacte définition de son texte, ses textes est la prise de notes, des lambeaux qui vous restent sur les bras comme des restes de beaux tissus glanés à travers le temps de la couturière qui en concevrait un rapiéçage de haute facture, qui se révèle au bout du compte de la littérature de première grandeur sans présomption aucune car c'est peut-être cela le plus important à dire, dessein précieux et éminemment singulier comme un secret qui s'éventant au grand jour .. comme l'écume condensée de toute une vie, d'aucuns diraient le nectar des dieux..
Alors voyons ce qu'il dit à ce propos dans un exercice qui n'est pas simple et auquel il a dû se plier :
"Il ne s'agit pas pour moi de reparcourir à présent d'un pas plus lent, avec un regard plus attentif, plus mûr, plus critique, tous les arpents de la littérature russe où j'ai tant aimé me perdre autrefois. J'essaie seulement d'en retrouver quelques images, les plus tenaces. Ainsi de cette nouvelle de
Tchékhov, La Nuit de Pâques, découverte en 1948, (..) version aui aurait été établie par Ramuz avec l'aide de la femme de Mermod, qui était russe)."
(*) " J'en viens à me demander si, pour l'amoureux des livres que j'ai toujours été, était imaginable une culture que l'on n'eût pu recueillir et préserver au fur et à mesure dans ces belles ruches que sont les bibiothèques, avec le foisonnement de leurs milliers de signes, comme d'autant d'abeilles quelquefois fécondes."
Bon, que n'ai-je pas dit encore des fragments de
Jaccottet, qu'il cite de
Cervantès naturellement quand il s'empare d'une saillie bienveillante de
Dostoïevski qui le traite de grand seigneur parmi les grands aux allures divines. Ou encore mon traducteur préféré en Boris de Schloezer du russe vers le français quand ce dernier commet cette Voix souterraine du grand russe, même dernier aussi à préserver ce qui va devenir affreusement
Notes d'un souterrain et pourquoi pas Notes d'un sous-sol décline notre ami si justement, méprisant sans doute ce modernisme à tout crin comme moi qui lamine les valeurs essentielles.
Et puis quoi encore ? ben à lire bien sûr avant que les mochetés du temps présent nous submergent !..